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Abaissé élevé (Luc 18,9-14)
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Prédication du dimanche 26 octobre 2025
« Qui s’élève sera abaissé, qui s’abaisse sera élevé. » Quel sens de la formule ! C’est presque devenu un dicton, à rapprocher de versets semblables : « Les premiers seront les derniers » (voir Luc 13,30 ; 14,10)… Et vous avez peut-être reçu comme moi une éducation chrétienne où ce sens de l’humilité était valorisé, avec l’attention aux autres. Cela a forgé une certaine société de douceur, où chacun n’a pas besoin de s’imposer par la force, mais reçoit de l’amour gratuitement. Cela semble si juste que c’est comme une évidence pour les chrétiens.
Or par cette phrase Jésus renverse toutes les valeurs. L’élevé est abaissé, l’abaissé est élevé, c’est un message de révolution sociale. Il faut l’entendre dans tout ce qu’elle a de vif et de décapant, de contestataire et totalement non naturelle.
Faut-il s’abaisser, faut-il s’élever ?
Car s’élever, c’est bien !
Si nous sommes vivants, nous avons tous le désir d’exister, la soif d’être reconnus par les autres. Une volonté de grandir plutôt que de rétrécir, et de nous développer, de cultiver nos talents. Nous portons en nous cet élan de vie, une puissance pour agir.
Trop souvent un certain christianisme a poussé la morale de l’oubli de soi jusqu’à faire des gens névrosés. Il n’était plus permis d’exister, d’avoir des désirs, de s’écouter, de prendre du temps pour soi.
Je pense à des femmes mères de famille, qui se sont consacrées toute leur vie à leurs enfants et à leur mari, avec un admirable dévouement et une grande discrétion. Abaissées souvent dans les tâches ménagères les plus modestes, les plus méprisées, elles sont restées dans l’ombre. Par ces aspects matériels, mais aussi par leur soutien affectif et moral, par leur conversation intellectuelle et sensible, elles ont permis à leur mari d’avoir une carrière honorable. Comme on dit, derrière un grand homme il y a une grande femme.
C’est une injustice, et aujourd’hui de plus en plus le pensent et se dressent pour le dire. De plus en plus de femmes refusent de s’abaisser ainsi. Elles veulent épanouir ce qu’elles sont, ce qu’elles savent faire et aiment faire, choisir un métier et y réussir. La conséquence possible, c’est qu’elles ne se sentent pas prêtes à se marier, à avoir des enfants, ou qu’elles décident de divorcer.
Cette histoire d’abaissement et d’élévation influe donc sur tous les rapports entre hommes et femmes.
Et puis, dire toujours de s’abaisser, de laisser la place aux autres, ça ne favorise pas la confiance en soi, et n’aide pas à trouver sa propre place. Il y a un abaissement qui est une fuite, une peur des relations sociales. S’abaisser extérieurement pour se cacher, pour ne pas paraître agressif ou menaçant.
Les personnes discrètes, qui s’abaissent sont en effet plutôt agréables à vivre. Il y a moins de chocs des égos, d’explosion, de conflits ouverts. Mais c’est au prix d’une forme de mensonge par omission, qui consiste à se garder un espace intérieur coupé des autres. C’est renoncer à un engagement total dans la relation à l’autre.
Et il existe le risque d’une fausse modestie. Une apparence d’humilité qui cache un orgueil intérieur.
Comment régissez-vous quand vous recevez un compliment ? Oh non, je n’ai rien fait du tout, ce n’est pas grand-chose, et puis je n’ai pas très bien réussi ; ça me gêne que tu dises ça, ça me fait rougir. Ou bien : Oui je sais, ce que je fais est toujours très bien, je suis le meilleur, je suis quelqu’un de génial et plein de qualités. D’ailleurs tu aurais pu trouver un compliment plus original à me dire. Entre les deux attitudes extrêmes, on peut simplement dire merci pour une parole valorisante, écouter et accueillir le regard de l’autre sur nous, sans tout de suite le comparer à mon propre regard sur moi-même.
La fausse modestie, c’est aussi la pêche aux compliments. Je suis nul appelle un message réconfortant, mais non tu n’est pas nul du tout, c’est magnifique, ce que tu fais, ce que tu es.
Les gens aiment bien ceux qui ont un minimum de confiance en soi, non seulement parce qu’ils admirent la force et l’image un peu illusoire de puissance, mais aussi parce que cela leur prend de l’énergie de toujours consoler la tendance dépressive de ceux qui se dévalorisent sans cesse, et d’apporter un esprit plus positif et joyeux.
Enfin la fausse modestie peut cacher un orgueil. Je porte un jugement sévère sur moi, parce que j’ai une grande ambition pour moi-même, et que ce que je suis n’est jamais à la hauteur de ce que je veux devenir. Cette insatisfaction est très loin de l’humilité. D’un autre côté, l’insatisfaction pousse à l’action.
Imaginons un élève qui doit passer un examen. S’il est trop sûr de lui, il pensera pouvoir réussir sans travailler, et négligera la nécessaire préparation. S’il n’a aucune confiance en soi, il sera découragé ou paralysé par l’angoisse d’échouer, et échouera effectivement. La bonne attitude est celle de celui qui sait qu’il peut y arriver, mais que rien n’est acquis à l’avance ; il a ce petit doute qui l’incite à travailler pour donner le meilleur de lui-même.
La vantardise est une manière de chercher l’approbation des autres, en disant à leur place ce que je voudrais entendre. Si personne ne me le dit, au moins moi-même je me complimente. J’espère alors que l’autre ne me contredira pas, et approuvera au moins tacitement tout ce que je dis de bien sur moi-même.
La fausse modestie cherche aussi la validation des autres ; elle fait la même chose par une tactique opposée. En m’abaissant dans une caricature de moi-même, j’espère que l’autre réagira en la rejetant, et me renverra une image positive de moi-même.
Nous avons en commun un besoin de reconnaissance, car malgré tout et à juste titre, l’opinion des autres compte aussi pour nous. Et surtout, nous avons besoin de nous sentir aimés. J’espère que si j’ai toutes ces qualités, je serai aimé. Si je suis aimé, soudain avoir toutes les qualités ne paraît plus aussi important.
Je crois que l’orgueil nous atteint tous, sous une forme ou sous une autre. Soit nous avons un sentiment de supériorité sur ce que nous sommes, soit nous avons un sentiment d’infériorité qui se vit dans la jalousie, la comparaison, l’amertume, le ressentiment ou un sentiment de victime, et une volonté de supériorité qui reste intacte.
Et voici Dieu notre créateur, notre Père d’amour. Avec lui, notre relation sera-t-elle aussi défigurée par notre image de nous-mêmes et notre amour-propre ?
Après le constat précédent, je crois qu’il ne faut pas être trop dur contre soi-même et contre l’élévation. Dieu nous aime, ce qui nous donne le droit, et même le devoir, de nous aimer nous-mêmes. Tu t’aimeras toi-même comme ton prochain. Sans supériorité, sans infériorité, avec la même douceur bienveillante. Arrêtons de nous autoflageller, ce n’est pas la volonté de Dieu. Simplement, venons en vérité devant lui.
Contre les abus des enseignements passés sur la modestie, l’humilité, d’une éducation qui était axée sur l’obéissance et l’humiliation, et l’infériorité de l’enfant face à l’adulte, Dieu nous comble de son amour. Contre tous les déficits d’amour. Dieu nous aime, donc nous pouvons nous aimer, nous sommes aimables, nous sommes beaux, intelligents, forts, sensibles, profonds, singuliers et irremplaçables, et personne ne pourra nous dire le contraire.
Les jugements humains peuvent bien dire autre chose, Dieu voit notre cœur. Et si nous nous sentons encore bien bas, il nous élèvera, justement parce que nous sommes abaissés.
Face à Dieu nous aurons la vraie, la juste humilité, qui n’est pas l’anéantissement de soi, mais simplement la vérité. Je reprends de quelqu’un d’autre cette expression : nous n’aurons pas honte d’avoir honte.
Oui je connais mes faiblesses, je les accepterai, sans les nier. Je ne défendrai pas une perfection illusoire.
Avoir des faiblesses n’est pas une catastrophe, car Dieu m’aime malgré tout. Il vient précisément dans mes failles et les crevasses de ma peau, pour les combler du baume de sa présence aimante. Il me réconcilie avec moi-même, et mes imperfections.
Oui j’aurai honte parfois devant Dieu, et je demanderai pardon. Et il me pardonnera. Il me verra de son regard d’amour, et me donnera de m’aimer moi-même, sans passer par l’exigence impossible de la perfection.
Je suis libre, libéré par ce poids de la recherche de la perfection, libéré de cette insatisfaction anxieuse. J’accepte ce que je suis, j’en suis heureux.
Alors c’est un tremplin pour la vie. Alors moi-même, mon identité, mes forces et mes faiblesses, mes limites, ne sont plus pour moi le centre du monde. Comme je suis, je peux être une bénédiction pour le monde qui m’entoure. Je me tourne vers l’extérieur.
Je n’aurai pas la bonne conscience enfantine de celui qui a tout bien fait, zéro faute, comme dans une dictée. Je serai justifié par Dieu, qui me créera de nouveau une conscience heureuse et claire, en dépit de mes œuvres et par pure grâce.
Le pharisien dans la prière, prétendait s’adresser à Dieu, mais le texte dit : « debout face à lui-même il priait », et on peut comprendre qu’il se priait à lui-même. Au fond il n’avait pas besoin de Dieu. Il clamait sa prière comme un discours de communication pour faire connaître ses qualités. Il n’attendait rien en retour. Et il n’a rien obtenu.
Le publicain, lui, sait qu’il a terriblement besoin de Dieu. Il accepte d’entrer dans cette dépendance, qui ouvre la relation. Il a rencontré Dieu. Il n’a pas fallu beaucoup de mots, tout était déjà dans l’attitude et les gestes.
L’orgueil nous coupe de Dieu. Prier c’est d’abord regarder Dieu, et donc voir notre abaissement devant l’immensité de sa gloire. Qui peut voir Dieu et se sentir encore supérieur ? S’il ne se sent pas inférieur, c’est qu’il n’aura pas vu intérieurement l’être suprême.
Mais cet abaissement n’est supportable que parce que Dieu nous en fait monter et nous élève, dans son amour. Le texte ne fait pas l’éloge de l’abaissement dans l’absolu. Il est beau d’être élevé. Il est bon d’être abaissé, non pour rester dans cet état inférieur, mais parce que celui qui s’abaisse sera élevé. Dieu veut notre élévation, et pas notre anéantissement.
La première parole qu’il donne aux humains à leur création, c’est pour les bénir et dire : « Fructifiez, multipliez, emplissez la terre, conquérez-la. » (Genèse 1,28). Il ne dit pas : « Abaissez-vous, oubliez-vous, recroquevillez-vous, cessez d’exister. » Mais c’est ensemble que nous existons, au pluriel. Ce n’est pas par la supériorité de l’un sur les autres, ni même de moi sur les autres. Il est biologiquement impossible à l’humain de fructifier et multiplier seul.
Tout est reçu. Celui qui réussit a l’orgueil et l’illusion de croire qu’il le doit seulement à ses propres mérites. Certes il a travaillé. Mais travailler ne suffit pas. Il faut aussi avoir des dons, avoir la santé, avoir un état émotionnel favorable, sans la maladie de la dépression. J’ai eu des parents présents et aimants, et non absents, séparés, morts, drogués ou alcooliques ; je n’ai pas eu de handicap, je n’ai pas subi de viols ou d’abus, je n’ai pas été traumatisé.
« Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? Et si tu l’as reçu, pourquoi fais-tu le fier, comme si tu ne l’avais pas reçu ? » (1 Corinthiens 4,7).
Et même le travail est plein d’injustices, car d’autres travaillent plus dur que moi et sont moins payés. D’autres ont plus de mérite que moi. Tant pis pour mes actes, j’ai le Seigneur à la place.
Le problème de l’orgueil, c’est qu’il nous rend esclave de notre regard sur nous-mêmes, et qu’il nous coupe à la fois des autres et de Dieu. Dieu nous donne la liberté et nous ouvre à la relation. Notre identité est déjà donnée, en Dieu. Elle n’est pas l’œuvre d’une vie à acquérir. Elle est toute grâce. Notre vie est un don de Dieu. La merveille que je suis ne vient pas de moi.
Voilà la grâce que le pharisien a méconnue, et que le publicain a découverte. Nous sommes relevés avec le Christ, nous qui étions abaissés, c’est le Seigneur qui nous élève.
Amen !