Deux ou trois, témoins et sentinelles (Matthieu 18,15-20 et Ézékiel 33,7-9)

Prédication du dimanche 10 septembre 2023
Amandier, l'arbre-veilleur (Jérémie 1,11-12).

Témoins pour la justice

À travers ce texte, Dieu m’a mené à une évocation de la grâce, à la fois le pardon pour le condamné, et le don gratuit de notre Père éternel. À partir de là, à partir de sa présence, nous devenons témoins, prophètes pour la conversion des cœurs et veilleurs dans la nuit.

Voici une façon d’être en vérité les uns avec les autres : se dire ce qui a été mal vécu, en parler ensemble, plutôt que d’entretenir une rancœur.

Cette sagesse recommande de discuter d’abord en tête à tête, pour ne pas ajouter le poids du regard de la foule, la honte, et pour laisser une chance à la sincérité. Et puis elle recommande aussi de se voir ensuite à plusieurs, pour apporter une meilleure objectivité, une plus grande neutralité. Car nous savons bien que si j’ai un reproche à faire à quelqu’un, c’est peut-être à cause de la poutre dans mon œil qui m’empêche de le voir vraiment. Et si je me permets de lui jeter la première pierre, suis-je sûr que je ne mérite pas d’en recevoir moi aussi ?

Alors venons à deux ou trois frères et sœurs. Matthieu cite Deutéronome 19 : « Que toute parole soit établie sur la bouche de deux ou trois témoins. »

C’était avant tout une règle pour assurer une vraie justice, pour garantir un procès équitable. Nous dirions aujourd’hui, préserver la présomption d’innocence. S’il faut deux ou trois témoins, c’est que la parole d’un seul ne suffit pas pour accuser. Il faut plusieurs points de vue qui se corroborent pour établir les faits. Si c’est la parole de l’un contre celle de l’autre, son ressenti, sa version des faits contre la mienne, alors l’accusation ne tient pas. L’accusé reçoit le bénéfice du doute. Un non-lieu. Mieux vaut courir le risque de laisser en liberté un coupable potentiel, que risquer de condamner un innocent.

Oui, dans certains cas, la personne qui se sait victime peut être effondrée de constater que sa parole n’est pas crue. Alors elle crie justice. Et en réponse à tous ces cris des victimes, Dieu viendra, et la Bible le présente parfois comme un juge, c’est-à-dire un justicier, qui fait justice aux opprimés. Un juge qui sauve et qui délivre du mal.

Mais dans d’autres cas, le coupable c’est moi. Et alors, la justice que je désire, c’est la grâce. Nous bénéficions d’une présomption d’innocence, c’est la bonne nouvelle de la grâce.

Amour et vérité doivent se rencontrer. Voilà un premier message de ce texte, qui traite le pécheur comme un frère, qui le regarde avec un a priori favorable. Sur la condamnation, la grâce domine.

Et la grâce vient accompagnée du pardon. Il y a des gens qui refusent de donner leur pardon, par colère, mais aussi par principe. Affrontement avec la police, un jeune homme meurt, les gens manifestent : « ni oubli, ni pardon ! ». Un homme trompe sa femme ; ou une femme trompe son mari. Le conjoint trahi demande le divorce, il ne veut pas pardonner, il ne peut pas. Nous savons combien il est difficile de pardonner. Et de donner une deuxième chance à l’autre. Mais nous essayons de le faire. Et parfois même, dans un esprit chrétien, nous accordons encore une troisième chance au récidiviste, en nous demandons si ce n’est pas un excès de naïveté et d’angélisme. Or juste après ce passage, Pierre envisage de pardonner, non pas trois fois, mais sept fois. Et Jésus me dit de pardonner à mon frère 490 fois, jusqu’à perdre le compte ! Oui c’est bien un message de grâce qui est donné, par la surabondance du pardon fraternel. Et seul Dieu peut mettre dans notre cœur assez d’amour pour que nous devenions capable de ressentir de l’amour pour notre frère ou notre sœur qui nous a fait du mal, et lui pardonner, totalement sans rancune.

Pour tout demander

Mais voici que ces deux ou trois témoins au procès de mon frère deviennent deux ou trois assemblés vers le nom de Jésus. Et le verbe se rassembler se dit en grec sunagô, littéralement mener ensemble, sunagô qui a donné synagogue. Ces deux ou trois deviennent déjà une petite assemblée d’Église, en présence de Dieu.

Il fallait deux ou trois témoins pour ne pas recevoir de condamnation abusive. Il suffit maintenant d’être deux pour recevoir un merveilleux don de Dieu. Nous étions là dans le registre de la loi, qui était une loi juste et un enseignement de vie, mais encore de l’ordre de la législation. Mais nous sommes passés de la loi à l’évangile qui est une heureuse annonce, nous sommes passés de l’Ancien au Nouveau Testament. Nous sommes passés d’une dimension judiciaire à une dimension spirituelle. Deux se reconnaissent frères et sœurs et enfants d’un même Père. Et à ce Père du ciel ils peuvent tout demander.

Ces frères et sœurs, c’est nous. Nous pouvons tout demander à notre Père, pas seulement la grâce pour nos péchés, mais encore la délivrance pour nos faiblesses et tout ce qui nous fait peur ou nous paralyse ou nous empêche d’exister vraiment, des talents incroyables, des charismes extraordinaires, le dons spirituels, l’Esprit Saint, la vie éternelle. Le Père donne en abondance, il donne tout ce que nous voulons, il donne tout. Alors qu’allons-nous lui demander ? Une Église vivante et rajeunie, une foi renouvelée, un élan spirituel ? Soyons à l’écoute de ce que Dieu veut pour nous, recevons ses suggestions, ses idées de cadeaux, et demandons. Il faut de la foi, de la confiance en notre Père, pour oser lui demander ce que nous n’osons plus espérer. Mais Dieu n’est pas le Dieu de la résignation, il est le Dieu de l’espérance.

Il est espérance pour nous, et pour nos frères et sœurs pécheurs comme nous.

Nous savons combien il est difficile de trouver deux frères qui s’accordent, et une Église unie. C’est un don de Dieu.

Il suffit d’être deux qui s’accordent, deux en harmonie, deux qui forment une symphonie, une unité en Christ dans laquelle chacun exprime la beauté de sa voix, un chœur diversifié qui chante à l’unisson la louange de Dieu, et fait monter sa prière.

Témoins et sentinelles

Il suffit de deux ou trois témoins. Pour faire une Église de témoins. Une nuée de témoins. Témoins du Christ qui est là, au milieu de nous, qui est avec nous tous les jours jusqu’à la fin du monde, comme dit la finale de l’évangile de Matthieu.

Et cette figure du témoin rejoint celle du prophète, nous en avons une belle esquisse dans le texte d’Ézékiel. C’est l’image du guetteur, du veilleur, de la vigie, de la sentinelle. La parole du Seigneur ne s’adresse pas qu’à Ézékiel. Si la parole de Dieu a toujours du sens pour aujourd’hui, alors les prophètes existent encore, et Dieu n’a pas cessé de donner ses bénédictions. La parole du Seigneur reçue par Ézékiel s’adresse à « Toi, fils d’humain ». Toi, toi et toi, chacun de nous, chaque être humain. « Toi, fils d’humain, je t’ai donné guetteur. » Le prophète est un lanceur d’alerte, un chien de garde au service de la vérité de Dieu. Il avertit les gens, il les provoque pour les faire réagir, il les fait sursauter.

Il est une mouche qui réveille le croyant endormi, la sentinelle fatiguée, le guetteur aux paupières lourdes. Paul lance aux Romains : « Vous savez le moment, parce qu’il est déjà l’heure de vous éveiller d’un sommeil. » Il est déjà l’heure de ressusciter. Je pense aux apôtres endormis dans le jardin de Gethsémani, pendant la prière d’agonie de Jésus. Jésus leur dit : « Demeurez ici et veillez avec moi. […] Veillez et priez » (Mt 26,28.41) ; et il les réveille.

Il les réveille pour qu’ils reviennent de leurs actes, qu’ils reviennent à Dieu, qu’ils fassent demi-tour et se convertissent, qu’ils changent de pensée et dans tout leur être. Le prophète Jonas doit réveiller Ninive, non pas pour qu’elle soit détruite, mais pour qu’elle se convertisse. Même quand la parole du prophète semble sévère, ce n’est pas une parole de fatalité dans la condamnation. C’est toujours une parole pleine d’espérance pour un cœur nouveau, transformé, converti.

Les deux ou trois témoins sont des guetteurs. Le pape Jean-Paul II, si vous voulez bien que je le cite, exhortait spécifiquement les femmes à être « sentinelles de l’Invisible ». Il expliquait que cela voulait dire « être dans la société actuelle témoin des valeurs essentielles qui ne peuvent se percevoir qu’avec les yeux du cœur1 ».

Voici ce qu’écrit Antoine de Saint-Exupéry, amoureux du désert, dans Citadelle :

« Mais toi, sentinelle, si tu veilles, tu es en rapport avec la ville livrée aux étoiles. […] Sentinelle, sentinelle, c’est en marchant le long des remparts dans l’ennui du doute qui vient des nuits chaudes, c’est en écoutant les bruits de la ville quand la ville ne te parle pas, c’est en surveillant les demeures des hommes quand elles sont morne assemblage, c’est en respirant le désert autour quand il n’est que vide, c’est en t’efforçant d’aimer sans aimer, de croire sans croire, et d’être fidèle quand il n’est plus à qui être fidèle, que tu prépares en toi l’illumination de la sentinelle, qui te viendra parfois comme récompense et don de l’amour. […] Sentinelle, sentinelle, je ne sais où s’arrête ton empire quand Dieu te fait la clarté d’âme des sentinelles, ce regard sur cette étendue à laquelle tu as droit2. »

La sentinelle se tient debout et en éveil, au milieu de tout ce qui l’entoure, du bruit et du silence. Elle est l’image de la foi, de la droiture.

Le témoin, prophète et guetteur et sentinelle, porte en lui le message de la grâce et de la conversion, le message de l’amour du Père qui donne tout. Il n’est pas seul. Que Dieu nous donne d’être deux ou trois témoins, et notre parole sera établie sur notre bouche, la vérité de Dieu tiendra, nous demeurerons debout et bien réveillés. Toi, guetteur de Dieu, veille et prie, pardonne et encourage, sois lumière du monde, et rayonne comme un phare.

Amen.

1 Jean-Paul II à Lourdes, le 15 août 2004.

2 Antoine de Saint-Exupéry, Citadelle. Gallimard, 1948 (coll. Folio, 2013, pp. 240, 246, 253).

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