Les taxateurs et les prostituées vous devancent (Matthieu 21,28-32)

Prédication du dimanche 3 octobre 2023

Rébellion contre l'hypocrisie

Ce passage se situe dans la dernière phase de l’évangile de Matthieu, après l’entrée de Jésus à Jérusalem, et déjà dans une perspective assombrie par l’ombre de la passion et de la crucifixion qui approchent. Jésus est rejeté sur fond de polémique avec les pharisiens. Cette parabole n’est pas adressée aux disciples en général, mais aux grands prêtres et aux anciens du peuple, dans le temple.

Souvent nous cherchons une bonne nouvelle, une parole d’encouragement, et certes c’est d’abord cela l’évangile. Mais particulièrement chez Matthieu, Jésus a aussi parfois des paroles scandaleuses. Dans le même chapitre, Jésus chasse les marchands du temple et parle d’une caverne de bandits. Puis un figuier se dessèche sur la parole de Jésus.

L’amour est central ; pourtant annoncer seulement l’amour, cela risque de nous amener à un discours tout rose, et finalement fade, édulcoré, de belles paroles convenues et complaisantes, qui flattent nos habitudes et ne changent pas notre vie.

Ici au contraire Jésus vient bousculer son auditoire, par sa radicalité. Et nous aussi il peut nous déranger, nous déstabiliser, nous faire réfléchir, nous interroger.

Il faut entendre ce scandale. « Les collecteurs des taxes et les prostituées vous devancent dans le royaume de Dieu. » (Mt 21,31).

Il existait un certain ordre social et moral dans lequel les collecteurs d’impôts et les prostituées étaient très mal considérés à l’époque de Jésus. Et ça n’a pas tellement changé. Nous pouvons nous sentir supérieurs, par notre foi, par notre éthique, par notre engagement et notre comportement.

Je pense à une femme qui a été violée, qui s’est prostituée, et qui est devenue écrivain à succès en racontant son expérience et sa vision du monde. Sa parole attaque et décape, elle porte sa colère, son féminisme, avec des mots sales et violents qu’on n’emploie pas d’habitude en bonne société. Son univers est celui d’une blessure initiale qui fonde des rapports hommes-femmes sans amour, des rapports intéressés, motivés par la domination, le pouvoir et l’argent. Voilà la prostitution. Et cette femme élargit la définition de la prostitution. Une femme qui se marie pour l’argent, qui obtient un train de vie élevé, c’est aussi une prostituée, même si elle appartient à la bonne société. Un homme qui renonce à toute éthique pour servir une entreprise par tous les moyens contre un bon salaire, se prostitue aussi. La prostitution c’est le pouvoir de l’argent, et l’absence d’amour.

Et pourtant, dit Jésus, « les prostituées vous précèdent dans le royaume de Dieu. » Quel immense paradoxe, quelle révolution de l’ordre social, quelle claque à la bien-pensance, quel coup de pied contre la morale ! Il y a là de quoi nous faire sérieusement réfléchir.

La volonté du père

Et pour cela, Jésus nous propose une parabole, qui comme si souvent, est beaucoup moins simple qu’il n’y paraît. Je voudrais vous faire part d’un commentaire qui m’a beaucoup étonné1.

Jésus pose une question : « Lequel des deux a fait la volonté du père ? » À première lecture, j’ai répondu comme dans le texte : le premier, celui qui a dit « je ne veux pas », mais qui est allé finalement. C’est l’idée que les paroles sont vides de sens et sans valeur, si elles ne sont pas suivies d’effet. Les actes comptent plus que les mots.

Mais ce n’est pas si simple. Notons que ce sont les interlocuteurs de Jésus qui répondent « le premier », autrement dit les grands prêtres et les anciens du temple, ses adversaires. Et Jésus se garde bien de dire s’ils ont bien ou mal répondu, il sort de la parabole et enchaîne avec sa conclusion sur les collecteurs des taxes et les prostituées. Si Jésus ne répond pas, c’était peut-être une question rhétorique dont la réponse était évidente. Mais il faut se méfier des évidences et des apparences.

Et si c’était le second qui avait raison ? Celui qui dit : « Moi, seigneur ! », avec enthousiasme, nous pourrions dire avec foi, avec la foi qui sauve, quels que soient nos actes. En ce cas, une parole sincère compte plus que toutes les déficiences de nos œuvres. La parole compte plus que les actes.

Et justement, il n’est pas si simple d’assimiler celui qui a fait la volonté du père au premier et aux collecteurs d’impôts et aux prostituées. Eux, ils seraient plutôt les derniers. Or précisément, à travers les deux chapitres précédents, Matthieu 19 et 20, Jésus a dit : « Ainsi les derniers seront premiers, et les premiers seront derniers. » (Mt 20,16). Et si ici le dernier était le premier ?

Les publicains et les prostitués viennent à Jésus sans le secours de leurs actes, qu’ils savent mauvais ; mais ils lui demandent pardon et expriment la volonté de changer pour le suivre. Ils ont cette parole de foi : « Moi, seigneur ! » Ils n’ont pas fait jusqu’ici, mais ils ont cru.

D’un autre côté, Jésus insiste sur la repentance. Il n’y a pas que la foi et les œuvres, entre les deux il y a la conversion. Ce que le premier a de commun avec les publicains et les prostituées, c’est qu’ils ont tous regretté leur attitude, et changé d’avis. Le même verbe est employé pour le premier de la parabole, qui a commencé par dire « je ne veux pas », et pour les publicains et les prostituées.

Alors, « Lequel des deux a fait la volonté du père ? » Et si la réponse était ni l’un ni l’autre ? Il n’y a pas deux attitudes possibles, il y en a quatre. Nous pourrions envisager un troisième personnage, qui dit « je ne veux pas », et qui n’y va pas. Il a au moins le mérite de la cohérence, de la franchise. Il n’est pas hypocrite. Il ressemble peut-être à un athée qui s’en revendique.

Oui finalement, quelle est la volonté du Père ? Que nous disions oui Seigneur, et que nous allions œuvrer à sa vigne. Que notre oui soit oui, que nos paroles soient vraies, que nous fassions ce que nous disons. C’est le quatrième personnage, et à lui nous voudrions ressembler sans ambiguïté. Nous voudrions ressembler à Jésus, lui qui est uni au Père, en harmonie avec sa volonté, de sorte qu’il l’accomplit parfaitement.

L'échec de la chrétienté

Vendredi soir, le groupe de dialogue interreligieux s’est réuni à la mosquée, pour une conférence débat sur les batailles du prophète Mohammed. Nous avons été magnifiquement reçus. Devant les délicieuses pâtisseries orientales, nous nous sommes demandés si la prochaine fois nous serons à la hauteur d’une hospitalité si chaleureuse, avec notre légendaire austérité protestante. Une belle leçon de sourire et de joie. Et les musulmans nous ont interpellés sur les guerres des 20e et 21e siècles en Occident, infiniment plus meurtrières que les premières guerres de l’islam. Je crois que notre foi est plus vraie, que notre éthique même est meilleure. Et pourtant, cela ne se voit pas beaucoup. Après deux mille ans de christianisme, comment se fait-il que la foi se perde en Europe, et que la société devienne apparemment toujours plus violente et égoïste ?

Jésus critiquait les autorités juives de son temps, pour être tombées dans une religion hypocrite, qui ne fait pas ce qu’elle dit. La foi s’était affadie, l’alliance avec Dieu avait été brisée une fois de plus.

Et nous aujourd’hui, société occidentale, cohéritiers du judaïsme, nous avons collectivement une foi affaiblie, au point que nos actes ne donnent plus envie d’être chrétien. Une fois de plus en Ukraine, des chrétiens s’entretuent et donnent un contre-témoignage.

Alors comme les grands prêtres et les anciens, nous pouvons entendre l’appel de ce texte, un appel à la foi, à l’humilité et à la conversion. Nous qui avons été les premiers, nous devenons les derniers. Mais nous qui devenons les derniers, Dieu pourra faire de nous les premiers. Un changement est possible, le changement de cœur et de pensée qu’est la conversion. Alors comme les prostituées et tous les pécheurs, nous pouvons entendre la promesse de ce texte, la promesse d’un pardon qui nous restaure dans notre dignité, et d’une entrée dans le Royaume de Dieu. Nous pouvons entendre dans cette parabole que l’autre est notre frère ou notre sœur, et que Dieu est notre Père parfait.

Amen.

1 Inspiré d’Alberto Fabio Ambrosio, Une lutte sans merci. Actualité des paraboles, chapitre VIII, « Les deux fils ou deux visages défigurés ». Éditions Empreinte temps présent, 2016, pp. 103-115.

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