Un avenir sans peine de mort (Genèse 4,8-16)

Prédication du samedi 19 octobre 2024. Célébration œcuménique de l'ACAT, maison Saint Joseph, Le Puy.

L'absurdité du mal

Dans Caïn et Abel, il ne faut pas chercher quelque chose d’historique, mais une histoire, comme on aime bien écouter raconter une histoire. Et cette histoire parle de notre humanité, en ce sens elle est bien inspirée de faits réels. Car le meurtre n’est que trop réel, non seulement aux origines, mais encore aujourd’hui.

 

L’histoire du fruit mangé par Adam et Ève était une façon de s’interroger sur les origines de la dureté de la vie, du travail de la terre, de l’accouchement douloureux, et de la distance qui nous sépare apparemment de Dieu, mais aussi de réfléchir sur la liberté, l’autonomie, et l’ambiguïté de la connaissance. Avec Caïn et Abel, le récit devient plus sombre, grave, tragique ; le péché et le crime apparaissent explicitement. Nous abordons là la question des origines du mal. Non pas seulement la souffrance dans la nature, mais la volonté délibérée d’un homme de faire du mal à un autre.

 

Pourquoi le mal ? Pourquoi Caïn a-t-il tué son frère ? Le récit reste très sobre à ce sujet, et nous laisse avancer plusieurs hypothèses. Il y a sans doute la jalousie, du fait que Dieu, pour une raison à imaginer, a apprécié le sacrifice offert par Abel, mais pas celui de Caïn. Il y a sans doute une pulsion, que Caïn ne peut pas ou ne veut pas contrôler. C’est quelque chose d’irrationnel et finalement d’absurde. Une lecture psychanalytique remonte à la conception de Caïn, où sa mère annonce curieusement : « J’ai acquis un homme avec le SEIGNEUR. » Et « j’ai acquis » se dit en hébreu qanithi, qui est rapproché du prénom Qaîn, Caïn. Caïn aurait donc une mère possessive et un père effacé. C’est une façon de dire que Caïn, et derrière lui tout criminel, est un être complexe, entre responsabilité personnelle et héritage héréditaire, entre bien et mal.

 

On s’est demandé aussi qui est Abel, être évanescent dont on sait peu de chose. Est-il l’idéal-type du juste et de l’innocent ? Ou bien a-t-il sa part d’inconséquence ou de vanité, sans que cela excuse Caïn ?

 

Quoi qu’il en soit, il y a entre les deux frères un déficit de paroles. Le verset 8 commence par « Caïn dit à son frère Abel… », mais selon une version, la phrase s’achève là, abruptement. Une autre version complète par : « Allons dans les champs », mais de toute façon Caïn n’exprime pas verbalement sa colère, et Abel ne dit rien pour l’aider.

 

Et Caïn tue Abel. Le récit est rapide, économe en mots, et ne fournit pas de détails. Il ne s’agit pas d’entrer dans des détails sordides. Parfois l’horreur la plus atroce est racontée par quelques mots très simples et suffisants pour suggérer la réalité. Il serait trop douloureux d’en dire ou d’en entendre davantage.

Le cri du sang du frère

Dieu dialogue avec Caïn, avant, après le meurtre. Par contraste, il ne nous est pas rapporté de parole de Dieu à Abel. Le criminel peut avoir une expérience de Dieu, une vie spirituelle d’autant plus intense que ses actes suscitent le besoin de plaider sa cause et de prier.

 

« Qu’as-tu fait de ton frère ? » Dieu pose la question de l’autre, du prochain. Nous découvrons qu’il existe un autre que moi. Celles et ceux qui ont un frère ou une sœur savent qu’il est souvent le premier autre auquel nous sommes confrontés dans l’enfance, à la fois modèle et rival, admiré, détesté, meilleur ami et meilleur ennemi, et qui nous fait grandir malgré nos incohérences entre disputes et réconciliations. Le frère est à la fois semblable et autre ; et ce n’est pas parce qu’il nous ressemble beaucoup que nous nous entendons mieux avec lui.

 

Le souci du frère c’est déjà l’amour du prochain. Et si Adam et Ève avaient brisé la confiance en Dieu, Caïn élimine maintenant le prochain tout aussi problématique. C’est peut-être la première réaction instinctive quand l’autre nous dérange ; mais nous apprenons et d’autres personnages bibliques montreront qu’une autre relation est possible.

 

Caïn répond avec désinvolture et mauvaise foi. Il ment effrontément à Dieu : « Je ne sais pas », alors qu’il sait bien qu’il l’a tué. Pourtant oui, il est le gardien de son frère, comme l’être humain était dans le jardin d’Éden pour le garder. Dieu nous appelle à prendre soin les uns des autres.

 

Et la voix des sangs du frère crie vers Dieu. Une belle métaphore qui affirme que Dieu entend la voix de la victime. Tout n’est pas fini. Son cri insupportable perce les tympans, et déchire le voile de la mort. Abel que nous n’avions jamais entendu se met tout à coup à parler. Et Dieu entend son cri, par delà la mort.

 

L’ACAT fait entendre le cri des victimes, des innocents persécutés. Elle veut venir en aide à tous les Abel qui subissent une violence injuste, et qui sont empêchés de parler.

La grâce

Caïn a peur maintenant. Peur non pas d’abord de Dieu mais de l’autre. Et même si cette peur est irrationnelle : qui y a-t-il d’autre à part ses parents, et éventuellement sa future femme ? Mais la phobie de l’autre est là, même si elle ne se justifie pas. Car en brisant l’inconcevable du meurtre, Caïn a inauguré la loi de la jungle : tuer ou être tué. Puisque lui-même a tué, l’homme est capable de tuer ; et Caïn risque à son tour d’être tué, si les autres lui ressemblent. Ce cercle infernal de la violence et de la vengeance est adéquatement appelé une malédiction. Caïn vivra désormais dans l’insécurité permanente, en voyant en tout homme le reflet de sa propre violence.

 

Jusqu’ici, c’est donc l’histoire tragiquement humaine d’un fratricide. Or voici que Dieu intervient pour marquer Caïn d’un signe protecteur. Dieu garde celui qui n’a pas gardé son frère. Le plus naturel aurait été la symétrie d’une vie pour une vie. Mais voici que Dieu refuse d’appliquer la peine de mort. Comment si longtemps le christianisme n’a-t-il pas vu, pas voulu voir que ce texte biblique fondateur est étonnamment, résolument opposé à la peine de mort ? Et Caïn n’hérite pas même d’une peine de prison. Ce Caïn criminel et menteur, et dont l’aveu semble motivé davantage par la peur de la vengeance que par le regret, ce Caïn somme toute très antipathique, c’est lui que Dieu protège.

 

C’est pourquoi l’ACAT, qui s’occupe des Abel victimes d’une injustice, s’occupe aussi des Caïn pour qui la condamnation est justice, d’autant plus que nous ne savons pas bien distinguer entre les deux, et l’erreur judiciaire est toujours possible. Oui dans la bonté de Dieu, même les Caïn sont dignes de vivre.

 

Paul écrit aux Romains :

« Oui, quand nous étions encore sans force, Christ, au temps fixé, est mort pour des impies. C’est à peine si quelqu’un voudrait mourir pour un juste ; peut-être pour un homme de bien accepterait-on de mourir. Mais en ceci Dieu prouve son amour envers nous : Christ est mort pour nous alors que nous étions encore pécheurs. » (Romains 5,6-8).

 

Christ est mort de la peine de mort, comme un criminel à la place des criminels.

 

Alors ce signe sur Caïn, c’est peut-être le nom du Christ, c’est peut-être le sang du Christ, ou comme dit Jean, l’agneau de Dieu qui enlève le péché du monde (Jean 1,29). Car dans l’Exode, le sang de l’agneau pascal est justement appelé un signe (Exode 12,13). Marquant les montants et le linteau des portes des maisons, il protège les Hébreux de l’extermination.

 

Selon le dernier chapitre de l’Apocalypse,

« Il n’y aura plus de malédiction. Le trône de Dieu et de l’agneau sera dans la cité, et ses serviteurs lui rendront un culte, ils verront son visage et son nom sera sur leurs fronts. » (Apocalypse 22,2-3).

 

Ainsi nous vivons par la grâce, par le don gratuit de Dieu. Alors que nous étions condamnés, nous sommes graciés par Dieu, comme peut être gracié un condamné à mort.

 

Selon la première lettre de Jean : « Nous, nous savons que nous sommes passés de la mort dans la vie, puisque nous aimons nos frères. » Et Jean poursuit : « si notre cœur nous accuse, Dieu est plus grand que notre cœur » (1 Jean 3,14.20).

La vie

Dieu donne à Caïn et à l’humanité un avenir possible, malgré tout. Une nouvelle vie. Caïn a une femme et un fils, qui fonde la première ville, et toute une descendance, des bergers, des musiciens, des forgerons (Genèse 4,17.20-22).

 

Et voici une nouvelle naissance, celle de Seth ; et Ève sa mère déclare : « Dieu m’a suscité une autre descendance à la place d’Abel, puisque Caïn l’a tué » (Genèse 4,25). Seth devient l’ancêtre de Noé, et finalement de Jésus selon l’évangile de Luc (Luc 3,36.38).

 

Si Seth frère de Caïn a survécu, c’est que la récidive n’est pas inéluctable. Seth ne remplace pas Abel. Mais il ouvre un avenir au-delà du meurtre et de sa spirale infernale, une alternative, une possibilité inédite.

 

Dieu, qui protège Caïn de la vengeance aveugle et le sauve de la peine de mort, nous sauve nous aussi en mettant sur nous le signe du sang de l’agneau pascal. Il révèle ainsi que quels que soient ses actes, tout être humain est sacré, car créé à l’image de Dieu, et aimé par son père du ciel. Et même quand son image sur nous est méconnaissable, quand son visage est défiguré, il a le pouvoir de nous redessiner selon sa parfaite ressemblance.

 

Amen.

 


Documentaire ACAT :

Lettres du couloir de la mort

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