Aimez vos ennemis (Luc 6,27-38 et 1 Samuel 26,2-23)

Prédication du dimanche 23 février 2025 à Saint-Agrève, par Nicolas Caudal.

Aimez vos ennemis

Jésus nous propose ce qui paraît humainement impossible. Il nous invite à un cœur nouveau, un cœur de chair.

 

Premier paradoxe : aimez vos ennemis. Aimer ses amis, c’est naturel, c’est humain. Aimer ses ennemis, c’est surhumain, c’est céleste.

 

L’ennemi a envers nous de l’inimitié, de l’hostilité voire de la haine. Et il faudrait y répondre par l’amour ! Souvent nos ennemis, ceux qui nous ont fait du mal, nous ont blessés, nous ont trahis, nous ne pouvons pas les aimer sans ressentiment, sans rancœur. Nous les craignons encore et nous les regardons de travers, par en-dessous, avec une méfiance justifiée par l’expérience. Ils nous empoisonnent l’existence. Et Dieu nous en libère.

 

Quelle liberté est celle de David, lorsqu’il épargne Saül qui le pourchasse pour le tuer ! Quelle force dans le non-usage de la force ! David ne se sent pas menacé par Saül, il n’a pas besoin de l’éliminer. Il a pleinement confiance en Dieu pour être en parfaite sécurité et sérénité.

 

Tout se joue dans la manière de regarder l’autre. Abishaï présente Saül à David comme « ton ennemi ». David répond en le désignant comme « celui qui a reçu l’onction du Seigneur », « le Messie de Yahwé ». En Saül il ne voit pas l’homme psychotique, paranoïaque et maniaco-dépressif, sanguin et sanguinaire. Il voit toujours le roi légitime que Dieu a choisi et consacré.

 

Voir le meilleur en l’autre, voir l’autre comme Dieu le voit et l’aime, tel est le secret pour aimer notre ennemi. Voir derrière la brute bestiale l’humain qui souffre et l’étincelle divine qu’il recèle comme un potentiel de lumière.

 

Aimer ses ennemis, c’est contre-intuitif, et par là même désarmant. Saül découvre que David l’aime, dès lors il ressent l’absurdité de sa jalousie qui l’aurait conduit à tuer un ami. Saül est apaisé. David lui fait confiance tel qu’il est, et cela lui fait beaucoup de bien.

 

Et même si Saül ne devient pas le roi sage qu’il aurait pu être, et demeure un ennemi, et ne s’adoucit que temporairement et superficiellement, David a-t-il eu tort de faire le pari de la confiance, de la générosité ? Dieu regarde au cœur. Dieu lui-même a voulu faire confiance à Saül, le bénir et l’inspirer, car Saül est appelé prophète. Faire confiance est juste, même si ce n’est pas une garantie de succès. Dieu nous renouvelle sans cesse sa confiance, alors même que nous nous en montrons si peu dignes, et que nous le décevons si fréquemment.

 

Aimez vos ennemis envers et contre tout, comme une voix prophétique d’un autre monde.

 

Et concrètement cet amour signifie bénir et prier spécialement pour ceux qui nous hérissent ou nous dégoûtent et que nous n’arrivons pas à aimer. Dans la prière en communion avec Dieu, nous puisons de lui cet amour qui nous fait défaut et qui ne peut venir de nous-mêmes. Nous recevons la guérison pour toutes nos blessures, nous sommes fortifiés, et alors l’impossible pardon devient possible ; Dieu nous libère de la rancune qui nous ronge, ou de la peur qui nous limite.

Présente-lui l'autre joue

Des experts en développement personnel nous chuchotent : « Défends-toi, affirme-toi, fais-toi respecter, riposte, existe ! » Et Jésus dit : « Ne te défends pas, laisse-toi faire, laisse-toi injurier, ne riposte pas, donne tout. » Tendre l’autre joue, c’est impossible. C’est impossible ou c’est un acte d’une très grande force.

 

L’assurance d’être aimé par Dieu établit en nous cette force, et nous enracine. Notre orgueil peut être bafoué, mais nous ne sommes pas atteint, car Dieu est notre ancrage. Son bouclier nous rend invulnérables.

 

Face à cela, ni les biens matériels ni l’opinion des hommes n’a d’importance. L’ennemi ne peut rien contre nous. La vengeance devient inutile, le centre de notre être ne porte aucune rancœur ou amertume. Nous sommes assis dans l’amour, fondés en lui. Nous ne ressentons aucun coup, toute attaque glisse sans nous atteindre.

 

Tendre l’autre joue, c’est montrer une peau douce et vulnérable, une part de soi. Et c’est donner une deuxième chance à l’autre. Et si l’histoire ne se répétait pas ? Et si la joue tendue recevait cette fois, au lieu d’une gifle, un baiser ?

Donne à quiconque te demande

Et nous devenons libres à l’égard des biens. Nous savourons la surabondance du cœur et la joie du don, car notre cœur déborde. Nous dépassons la réciprocité de la loi du Talion ou des accords commerciaux. Nous n’espérons rien en retour, car nous avons tout. Nous donnons notre confiance et notre amour sans savoir si cette confiance sera honorée et l’amour partagé. C’est gratuit. Nous faisons le premier pas.

 

Aujourd’hui le don devient suspect. Comment pourrait-il être désintéressé ? Une approche psychologique nous enseigne que derrière le don se cachent des motivations autres que l’amour et la compassion : obligation morale, sentiment de culpabilité, orgueil et sentiment de supériorité, désir de se sentir indispensable et d’exister, de créer une dette morale chez l’autre, d’améliorer notre image de soi.

 

Dans les rues de Paris, si quelqu’un nous dit bonjour, nous pensons qu’il cherche de l’argent ou qu’il cache une autre intention ; un bonjour fait peur ou provoque au moins méfiance et appréhension.

 

L’aide au développement est attaquée. L’Agence française de développement explique qu’elle ne donne pas au monde entier l’argent des Français, mais qu’elle accorde en majorité des prêts et pose des conditions qui servent aussi nos intérêts. Comme si un don simplement désintéressé n’avait plus lieu d’être, comme si des pays qui sont parmi les plus riches du monde et qui n’ont jamais été aussi riches ne pouvaient plus se payer le luxe de donner.

 

Or voici qu’il n’y a plus de prêt ni de contre-don ni de contreparties. Jésus brise toute logique intéressée ; il révèle la possibilité d’une vraie gratuité, un don en toute liberté et sans autre but que la joie. Le livre des Actes cite dans la bouche de Paul « les paroles du Seigneur Jésus, qui a dit lui-même : Il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir. » (Actes 20,35).

 

Donner gratuitement n’a donc rien d’absurde ; car cela crée un bonheur partagé. Et donner du bonheur à l’autre ne réduit pas notre bonheur, mais l’augmente encore davantage. Le bonheur se multiplie par le partage.

Comme votre Père

Jean-Baptiste annonce : « Un être humain ne peut rien recevoir, s’il ne lui a pas été donné du ciel. » (Jean 3,27). Tout don trouve son origine en Dieu.

 

Dieu donne aux ingrats ; il fait grâce. Jésus l’a fait, il s’est donné, sans compter, prenant le risque de faire confiance aux humains, de ne pas se défendre, de ne pas ajouter au mal même en réaction à un mal initial. Frappé sur la joue, humilié, il est devenu à l’image du serviteur souffrant. C’est sa force, qui va beaucoup plus loin que la non-violence, car la non-violence recourt à des moyens de pression et de résistance autres que les armes matérielles, tels que l’argumentation, les cours de justice, les médias et l’opinion publique ; mais Jésus ne lutte même pas, ne se justifie pas, ne répond pas, ne parle pas face à ses accusateurs.

 

Le Père est généreux, magnanime, miséricordieux, compatissant, tendre, maternel, infiniment plus qu’il ne serait raisonnable selon notre logique humaine. Nous sommes bons en espérant que les autres le soient aussi. Dieu est bon quel que soit l’être humain. Il ne juge pas.

 

L’impossible s’accomplit, non par nos propres forces morales, mais par pure grâce. L’impossible de l’amour s’accomplit par la surabondance du cœur. Une loi, une règle ou un devoir posent des limites réalistes, mesurées. Dieu aime sans mesure ; sa mesure tassée, serrée, secouée, déborde encore. Il donne dans notre sein son amour illimité. Il ouvre à l’infini un horizon sans cesse élargi, qui transcende l’humain. Il nous aime par-delà nos haines, nous donne par-delà nos égoïsmes, nous pardonne par-delà nos erreurs, espère en nous par-delà nos démissions, nous réjouit par-delà nos tristesses.

 

Il est la puissance de vie qui nous transforme, et qui change par ricochet toutes les relations autour de nous. Amen.

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