Corps et sang (Marc 14, 12-31)

Prédication du jeudi saint 28 mars 2024

Sacrement donc mystère

« O Père, Seigneur du ciel et de la terre, je te loue d’avoir révélé aux tout-petits ce que tu as caché aux sages et aux personnes instruites. » (Mt 11,25 NFC).

 

Aujourd’hui nous allons nous interroger sur le sens de la sainte Cène.

 

Heureux ceux qui ont l’assurance de la foi ! Heureux ceux qui ont l’humilité du mystère. Heureux ceux qui disent : « je sais et j’ai la foi ! » Heureux celui ou celle qui sait dire : « je ne sais pas mais je crois » ; « je ne sais pas donc je fais confiance à Dieu » ; « viens au secours de mon manque de foi. »
Heureux ceux qui ont des réponses claires et simples de foi, qui leur donnent force et assurance pour annoncer le Christ ! Qu’ils n’imposent pas leurs réponses aux autres, qu’ils apprennent d’abord à les écouter et à se laisser atteindre par eux.

 

Heureux aussi ceux qui gardent des questions. Ils font face au mystère. Connaissez-vous la différence entre l’énigme et le mystère ? Il existe la clé de l’énigme, qui ouvre le cadenas. L’énigme se résout et disparaît aussitôt. Si vous avez lu la dernière page du roman policier, et que vous savez le nom du coupable, une grande part du suspense est perdue.

 

Mais le mystère ne finit pas, ne s’épuise pas. Si vous entrez dans le mystère comme dans la forêt tropicale, vous découvrez une terre encore plus vaste que vous l’imaginiez. Apparaissent de nouvelles questions, de nouveaux espaces à explorer. En particulier, une personne est un mystère. Si vous apprenez à la connaître, si vous l’aimez, si vous l’épousez, si vous vivez avec elle depuis 20 ans, 40 ans et plus, elle n’a jamais fini de vous étonner. Le mystère est infini, toujours nouveau.

 

Notre lien avec Dieu aussi est un mystère. Tout comme le sens de la mort de Jésus, et la vérité de son être profond.

 

Mystère vient d’un mot grec ; sa traduction latine a donné sacrement. La sainte Cène est donc un mystère. Nous pouvons accepter pour une fois de ne pas tout comprendre, mais simplement de la vivre, d’en faire l’expérience. Un sacrement peut se définir comme le signe visible d’une réalité invisible, d’une grâce invisible. Alors cherchons cette réalité spirituelle qui se vit à travers ce geste.

 

Réalité spirituelle

Partons de ce que nous connaissons. La sainte Cène a une réalité littéraire dans la Bible, et une réalité liturgique dans la pratique de l’Église.

 

Scientifique

D’un point de vue scientifique, ceci n’est pas le corps du Christ. Le pain n’est pas Jésus. Le pain comme le corps ont bien en commun d’être faits en partie de glucides et de protéines, de sel et d’eau, et surtout d’atomes de carbone, d’hydrogène et d’oxygène, néanmoins ils restent biologiquement et chimiquement parfaitement distincts. Et de même pour le vin et le sang, qui sont pourtant tous deux des liquides de couleur rouge. Jésus a choisi cette mise à distance en choisissant le pain et le vin, des similarités imparfaites avec sa chair et son sang, pour que nous comprenions qu’il parle d’autre chose que d’un fait matériel, d’une vérité qui dépasse la science.

 

 

Littéraire

D’un point de vue littéraire, c’est son corps. C’est ce que les mots disent. En quoi disent-ils une vérité ? Il reste à le décoder, à saisir son sens. C’est un langage. Jésus voit bien que le pain diffère du corps et pourtant il dit en somme : « c’est la même chose. » Et par cet écart entre la réalité matérielle et ce que les mots en disent, il crée une interrogation, un étonnement. Il fait surgir un paradoxe, de l’inattendu. C’est grammaticalement une figure de style, une métaphore, c’est-à-dire une comparaison sans le mot « comme » ou ses équivalents. Une comparaison où l’écart est aboli, où le comparé et le comparant fusionnent, alors même qu’ils ne sont pas identiques. Nous aimerions décortiquer, analyser, rationaliser cette image du pain et du vin. Mais elle demeure dans toute sa richesse et sa complexité d’image littéraire et poétique, avec tout ce qu’elle peut suggérer, tout ce qu’elle ne dit pas explicitement, mais que l’Esprit Saint peut nous dévoiler, en nous illuminant d’une vérité. Corps du Christ = pain, sang du Christ = vin. Ce signe égal n’est pas mathématique. Il est signe de Dieu, signe au sens de miracle, mystère et sacrement.

 

 

Spirituel et incarné

Ce sens est spirituel. D’un point de vue spirituel, enfin, que signifie le signe du pain et du vin, et la parole disant c’est mon corps, c’est mon sang ?

 

Le sacrement a une dimension liturgique, aujourd’hui, mais déjà dans les premiers temps de l’Église, sans doute déjà avant même que Paul ne rédige ses premières lettres ou que les évangiles ne soient fixés par écrit. Notre liturgie se fonde sur des écrits bibliques ; mais ces écrits bibliques sont liés à une pratique liturgique plus ancienne.

 

Le sacrement est une façon concrète de vivre la foi, pas seulement par l’écoute et la pensée, mais aussi par la vue, par le mouvement, par le toucher et par le goût. Pour dire que Jésus vient en nous intégralement dans tout ce que nous sommes, corps, âme, esprit ; chair, respiration et souffle, tout ce qui fait de nous des êtres humains. Jésus propose un culte autrement, avec les cinq sens, avec la même pédagogie concrète et parlante que dans les paraboles.

 

Ce geste simple fait participer notre corps. Notre corps devient temple de l’Esprit, sanctuaire du Souffle, et maison de Dieu. Le christianisme ne méprise pas le corps, contrairement à la philosophie grecque et Platon en particulier. Dieu crée le corps, et le ressuscite, pour un corps nouveau et glorieux. Le corps, humilié, malade et mortel, a besoin de guérison, et Dieu le guérit.
Et ce qui est vrai de notre corps est vrai de tout notre être. Dieu vient dans notre faiblesse, nos fautes, les poids que nous portons, nos prisons mentales, les angoisse qui nous empêchent de vivre. La présence de Dieu nous envahit et nous libère.

 

Pistes bibliques

Voici quelques pistes de sens variées pour la sainte Cène, en cherchant à partir de la Bible, de la symbolique du pain et du vin.

 

 

Fête de la libération

D’abord la Pâque juive en Exode 12, alors que la mort rôde tout autour, le sang de l’agneau protège et sauve. L’ange du Seigneur enjambe, épargne ces maisons marquées de ce sang, signe d’alliance avec lui. La Pâque fête la sortie d’Égypte, la libération du peuple. En hébreu, Égypte et angoisse ont la même racine. Dieu ne nous libère pas d’un pays, mais de l’esclavage de nos angoisses qui nous tiennent prisonniers et aliénés. C’est la fête des pains sans levain et du sang de l’agneau pascal qui trouve un nouveau sens en Jésus.

 

 

Nourriture céleste

Dans le désert, Dieu nourrit son peuple, en donnant la manne, le pain descendu du ciel. Jésus est le pain de Dieu descendu du ciel, pain de vie. Il comble notre soif et notre faim. Il nous donne tout ce dont nous avons besoin, il veille y compris aux besoins spirituels des êtres spirituels que nous sommes.

 

Voici Élie en Rois 19 :

« 4Quant à lui, il alla dans le désert, à une journée de marche ; il s’assit sous un genêt et demanda la mort en disant : Cela suffit ! Maintenant, SEIGNEUR, prends ma vie, car je ne suis pas meilleur que mes pères. 5Il se coucha et s’endormit sous un genêt. Soudain, un messager le toucha et lui dit : Lève-toi, mange ! 6Il regarda : il y avait à côté de lui une galette cuite sur des pierres chaudes et une cruche d’eau. Il mangea et but, puis se recoucha. 7Le messager du SEIGNEUR vint une seconde fois, le toucha et dit : Lève-toi, mange, car le chemin serait trop long pour toi. 8Il se leva, mangea et but ; avec la force que lui donna cette nourriture, il marcha quarante jours et quarante nuits jusqu’à la montagne de Dieu, l’Horeb. »

La sainte Cène est une nourriture, parce que la route serait trop longue. Le Christ nous nourrit, nous redonne des forces.

 

Et justement, Jésus célèbre la Cène avec ses disciples dans une situation existentielle dramatique, entre la trahison de Judas et le reniement de Pierre. Tous trébuchent ; la route est trop longue et trop difficile.

 

 

Manger de l’arbre de vie

Il y a aussi l’arbre de la vie au milieu du jardin, comme Jésus, qui paraît-il ressemble à un jardinier (Jean 20,15). « Que maintenant il ne tende pas la main pour prendre aussi de l’arbre de la vie, en manger et vivre toujours ! » Littéralement en Genèse 3,22 :

« Et maintenant, de peur qu’il envoie sa main et prenne aussi de l’arbre de la vie ; et il mangera, et vivra pour toujours ! »

 

Mais maintenant, l’arbre de la vie nous est donné à prendre dans notre main et à manger : Jésus se donne à nous, livré entre nos mains. Et arrive cette promesse de vie éternelle contre la mort : celui qui mangera de ce pain vivra pour toujours. Et alors que Jésus est sur le point de mourir, cela signifie que la mort n’est pas la fin. Mort où est ta victoire ? Jésus est l’arbre de vie, et tous nous mangeons de lui. Apocalypse 22,2 :

« Au milieu de la grande rue de la ville et sur les deux bords du fleuve, un arbre de vie produisant douze récoltes et donnant son fruit chaque mois. Les feuilles de l’arbre sont pour la guérison des nations. »

C’est un arbre de sainte Cène.

 

 

Manger du sang

Lévitique 17 reprend ce qui est dit à Noé sur l’interdit du sang :

« 11Car la vie de la chair est dans le sang. C’est moi qui l’ai placé pour vous sur l’autel, afin de faire l’expiation sur vous, car c’est le sang qui, par la vie, fait l’expiation. 12C’est pourquoi j’ai dit aux Israélites : Aucun d’entre vous ne mangera du sang. L’immigré qui séjourne au milieu de vous ne mangera pas non plus de sang. »

 

Le sang n’est pas interdit parce qu’il serait impur, mais parce qu’il est sacré. Mais Jésus donne son sang. Il n’y a plus de profanation, parce que l’interdit est levé. Le sacré est mangé, le divin vient en nous. Dieu nous donne la source de sa vie, ce qui l’anime, son âme. S’accomplit un joyeux échange où Dieu n’est plus le même, où nous ne sommes plus les mêmes, parce qu’il est entré en nous. La pureté peut entrer en contact avec l’impur. Et l’infinie pureté de Jésus est si puissante qu’elle n’est plus contaminée par l’impur. Au contraire, c’est elle qui purifie l’impur, le convertit, le change intérieurement.

 

 

Face à la présence de Dieu

En Lévitique 24, nous trouvons les douze pains de la Face, encore appelés pains de proposition, pains d’exposition, constamment devant la face de Dieu :

« 5Tu prendras de la fleur de farine et tu en feras douze gâteaux ; chaque gâteau sera de deux dixièmes. 6Tu les placeras en deux rangées, six par rangée, sur la table pure, devant le SEIGNEUR. 7Tu mettras de l’encens raffiné sur chaque rangée ; il sera sur le pain comme évocation, en offrande consumée par le feu pour le SEIGNEUR. 8Chaque jour de sabbat, on disposera ces pains pour qu’ils soient constamment devant le SEIGNEUR ; ils seront pris sur ce qui appartient aux Israélites. C’est une alliance perpétuelle. 9Ils seront pour Aaron et pour ses fils ; ceux-ci les mangeront dans un lieu sacré : ce sera pour eux une chose très sacrée parmi les offrandes consumées par le feu pour le SEIGNEUR. C’est une prescription perpétuelle. »

 

Et plus tard David a mangés ces pains réservés aux prêtres. Et aujourd’hui nous mangeons ce pain, présenté à Dieu sur la table de communion, parce que nous voulons être constamment devant la face de Dieu.

 

Ces pains regardent la présence de Dieu. Dieu vient demeurer en nous. La parole est devenue chair, et a fait sa tente en nous, dit Jean. La parole entre en nous, elle s’incarne en nous.

 

 

Contre la mort du corps

La menace de la mort serre comme un étau le texte dans son contexte. Jésus va mourir, son corps va être fracturé, rompu, brisé, comme ce pain. Mais Jésus donne un sens à sa mort : cette brisure devient un partage, qui multiplie au lieu de diviser. La vie de Jésus passe en nous. Ce corps fracturé qui est le mien, dit Jésus, je vous le donne. Je vous le confie. Ce corps qui sera bientôt un cadavre continuera à vivre, à grandir et à se multiplier en vous. Je ne serai plus là, mais vous, vous serez là. Vous porterez le Christ. Il a été la lumière du monde, à l’avenir vous serez la lumière du monde. Jésus meurt et son corps va disparaître. Mais désormais, le corps du Christ, c’est nous.

 

La mort est naturelle ; la vie est surnaturelle. Pourquoi vivrions-nous ? Nous ne vivrons pas, sauf si Dieu nous donne son amour. Dieu nous crée, redonne notre vie, fait un miracle.

 

Jésus dit : je ne boirai plus du fruit de la vigne… Cela peut signifier : le sang ne coulera plus dans mes veines, jusqu’au jour où je vivrai d’un sang nouveau, ressuscité, dans le règne de Dieu.

 

Dieu nous dévoile une réalité que nous ne comprenons pas complètement. Jésus nous donne à chacun une parcelle de lui-même. Il se donne à nous, il donne sa vie avec son sang, sa force avec son corps. Il nous arrache à la mort. Il demeure en nous, il nous nourrit, il nous fait vivre.

 

Jésus nous donne de quoi manger pour vivre encore un jour de plus, pour continuer miraculeusement à vivre. Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour. Nous voulons vivre avec toi chaque jour. Nous désirons cette nouvelle alliance (Jérémie 31), où tu mettras ta parole dans notre cœur, où nous serons ton peuple, et toi notre Dieu. Nous désirons demeurer en toi, et toi en nous.

 

Amen.

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