Ému (Luc 10,25-37)
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Prédication du dimanche 13 juillet 2025
Jésus nous invite à changer de point de vue.
Que dois-je faire ? Qui est mon prochain ? Ce sont les questions éthiques que pose le légiste, le docteur de la loi, l’expert en Tora, le théologien. Se demander « Qui est mon prochain ? », c’est définir les mots utilisés pour pouvoir interpréter correctement la loi, et savoir exactement jusqu’à quelle limite Dieu nous donne l’obligation d’amour du prochain. L’étranger qui habite au loin, est-il inclus ou non dans le prochain ? Dieu peut-il nous demander d’aimer tout le monde ?
En bon juif, Jésus retourne la question : « Qui a été le prochain de l’être humain à demi-mort ? »
Initialement, j’ouvre les yeux et je vois tout autour le monde entier qui a besoin de mon aide. D’où la question : à qui vais-je l’accorder, quelle priorité vais-je établir ? Comment vais-je agir afin d’être juste ? Mais dans la réponse de Jésus, ce n’est plus moi le centre. Soudain le problème n’est plus ma conscience, mon éthique, mes actes et ma justification. Soudain le problème unique, c’est l’humain à demi-mort.
Il y a lui au centre, et autour de lui le monde entier qui pourrait l’aider. Il y a donc des gens, mais en fait il n’y a personne, car ils passent à côté, indifférents. J’attends que quelqu’un arrive ; et finalement quelqu’un arrive. J’espère qu’il me verra ; oui, il m’a vu ! Mon cœur s’accélère, je suis sauvé ; mais non, l’homme s’en va. La question devient : « Y aura-t-il seulement un être humain, un prochain ? » Non pas une foule de prochains, il en suffit d’un seul, au singulier ! Du point de vue de l’humain en train de se vider de son sang, la réflexion théorique pour savoir si la Tora commande ou ne commande pas de l’aider est absurde. Il faut agir.
L’action alors n’est plus déclenchée par le désir de bien faire, afin d’être juste aux yeux de Dieu, et d’hériter la vie éternelle. La seule et unique motivation, c’est que quelqu’un est en train de mourir. C’est la Tora du cœur qui donne l’urgence absolue de lui porter secours pour lui sauver la vie.
Le Samaritain ne passe pas à distance, il arrive près de lui. Il ne détourne pas le regard. Ne pas détourner le regard. C’est ce que dit pour moi de façon indépassable Antigone dans la pièce de théâtre de Jean Anouilh :
« ANTIGONE, doucement : Quel sera-t-il, mon bonheur ? Quelle femme heureuse deviendra-t-elle, la petite Antigone ? Quelles pauvretés faudra-t-il qu’elle fasse elle aussi, jour par jour, pour arracher avec ses dents son petit lambeau de bonheur ? Dites, à qui devra-t-elle mentir, à qui sourire, à qui se vendre ? Qui devra-t-elle laisser mourir en détournant le regard ? »
Elle refuse un bonheur acquis au prix de fermer les yeux sur l’humain mourant.
Le Samaritain aussi voit l’humain, et il est ému. Il est saisi aux entrailles, aux tripes, c’est viscéral. Il montre de la compassion, de la miséricorde, de l’empathie (c’est ce qui est dit au dernier verset) ; il se met à la place de l’autre, et ressent avec lui l’horreur de ce danger de mort.
Cette compassion se retrouve cinq autres fois dans l’évangile de Luc, uniquement au chapitre 1 : la compassion de Dieu est chantée par Marie et par Zacharie. « Et sa miséricorde s’étend d’âge en âge sur ceux qui le craignent. […] Il a secouru Israël, son serviteur, et il s’est souvenu de sa miséricorde » (Luc 1,50.54). « Grâce aux entrailles de la miséricorde de notre Dieu, en vertu de laquelle le soleil levant nous a visités d’en haut, pour éclairer ceux qui sont assis dans les ténèbres et dans l’ombre de la mort, pour diriger nos pas dans le chemin de la paix. » (Luc 1,78). Le Seigneur sauve, par ses entrailles de miséricorde.
Quant à ce mot d’entrailles, le père du fils prodigue est saisi de même : « Comme il était encore loin, son père le vit et fut ému ; il courut se jeter à son cou et l’embrassa. » (Luc 15,20). Le Samaritain éprouve pour cet inconnu gisant à terre le même bouleversement que le père qui retrouve son fils perdu et tant attendu.
Il est comme un père… ou comme une mère. Car l’équivalent hébreu des entrailles évoque le ventre maternel, l’utérus. C’est le Dieu maternel, riche en bonté, en miséricorde, en grâce. Ici l’amour vraiment s’incarne, prend corps et chair. Ce n’est pas un amour de livres et de papier, d’étude du texte. C’est un amour concret dans la vie, dans le sang, dans l’émotion qui nous submerge, avec aussi la volonté et la force de le mettre en œuvre. De la force, il en faut pour porter les soixante kilos d’un homme et le placer sur sa monture. Ce n’est pas l’émotion contre la raison. C’est l’être humain réunifié, tout entier appelé pour aimer, du cœur, de l’âme, de la force et de l’intelligence.
Voici donc l’amour, et c’est la compassion dont Jésus lui-même nous a aimés. Car le Samaritain est l’image de Jésus. Venu d’ailleurs, il sauve l’être humain mourant. Il détient l’huile et le vin ; car il est le Messie qui a reçu l’onction de Dieu, et celui qui verse son sang. Il paye tout ; et il disparaît, tout en annonçant son retour. D’ailleurs dans l’évangile de Jean, les Judéens critiquent Jésus en disant : « Toi tu es un Samaritain » (Jean 8,48). Et ainsi ils disent vrai.
Si Jésus est le Samaritain, alors nous pouvons nous reconnaître dans l’être humain dépouillé par les bandits, à demi-mort. Et là encore se poursuit le renversement par rapport à l’approche morale du départ. Il ne s’agit pas de faire quelque chose pour avoir la vie éternelle. Nous sommes dépouillés, blessés, mourants, que pourrions-nous faire ? L’humain n’a même pas la force d’appeler au secours, il espère simplement qu’il sera vu.
Oui nous sommes à demi-morts, il n’est pas très difficile de le reconnaître, nous n’avons rien, nous connaissons nos pauvretés. Souvent comme le légiste, nous essayons d’atténuer l’exigence éthique et de la rendre plus réaliste, plus facile, afin d’éviter que notre conscience soit rongée de culpabilité. Mais rencontrer en personne Jésus Christ vivant, c’est nous trouver d’abord dans la position de celui qui reçoit. C’est même avoir besoin de l’aide de son ennemi le Samaritain, changer de regard sur lui, et découvrir en lui un ami.
Je dépends entièrement de la grâce de Dieu, de la compassion dont il s’émeut pour moi, de ses gestes d’amour qui me sauvent la vie. Je voulais faire quelque chose pour Dieu, et voilà que c’est lui qui fait quelque chose pour moi. « Nous aimons, parce que lui nous a aimés le premier. » (1 Jean 4,19). Il nous dit alors : « Toi aussi, fais de même. » Autrement dit, « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. » (Jean 15,12). « Bien-aimés, si Dieu nous a ainsi aimés, nous devons aussi nous aimer les uns les autres. » (1 Jean 4,11).
Alors notre amour lui aussi est gratuit, non pas dans la pesanteur formelle de la loi, mais dans l’élan du cœur maternel intime, et dans la légèreté de la grâce.
Voilà une parabole, non pas de l’interprétation du sens du mot prochain, mais une parabole de la grâce de Dieu, qui se dit aussi amour, entrailles et compassion. Il est mon sauveur, il donne le salut, ce n’est pas une formule ou un titre, il me sauve la vie comme un sauveteur, comme un urgentiste, il me soigne et me guérit et me transfuse son sang. C’est aussi concret pour tout être humain à demi-mort. Car Dieu nous rend entièrement vivants. Amen !