Grandeur et décadence (Matthieu 23,1-12)

Prédication du dimanche 6 novembre 2023

Quand j'étais petit et n'osais pas monter

Faut-il être humble ? À ma première lecture de ce passage, j’ai entendu une invitation à l’humilité : oui, soyons humbles, et n’imitons pas les scribes et les pharisiens si orgueilleux, si sûrs d’eux-mêmes. Et cela rejoint ce que j’ai reçu dans une éducation chrétienne. L’humilité comme principe moral fort. Penser aux autres, ne pas se précipiter pour prendre la première place.

 

Cependant l’humilité n’est pas sans effets pervers, quand elle devient humiliation et soumission. Il paraît que quand je faisais la queue pour monter sur le toboggan, je laissais passer les autres enfants devant moi. Je pense à ces chrétiens et chrétiennes recroquevillés, se faisant oublier, se faisant tout petits, restant muets et donc implicitement consentants, quand il aurait fallu parler, crier.

 

Ainsi une belle valeur morale peut aussi créer de la timidité et devenir un problème. Donc il faut se garder d’idolâtrer la morale. Quand on fait de la morale un impératif catégorique, la morale risque de devenir un absolu, un principe qui tient par lui-même. Mais l’absolu, c’est Dieu. La source de toute éthique, c’est Dieu. Les dix commandements sont dix paroles, ils n’existent que comme parole de Dieu.

 

Sinon, nous devenons moralisateurs. La morale se fige, se rigidifie comme un cadavre, parce qu’elle n’est plus animée par la vie de Dieu qui parle.

 

L’éthique chrétienne, ce n’est pas une collection de principes moraux, mais c’est d’écouter l’Esprit Saint pour qu’il nous fasse connaître le bien et le mal, le médiocre et le meilleur, le bonheur et le malheur. Quand nous voulons nous emparer une fois pour toutes de la connaissance du bien et du mal, nous savons ce qui arrive. Le fruit défendu, c’est peut-être justement d’édicter une morale.

 

L’humilité n’est pas une valeur absolue. Il faut aussi savoir prendre sa place, au toboggan et dans la vie.

Autorité pour servir

Et c’est une question que je me suis posée dans mes débuts comme pasteur : qu’est-ce que l’autorité pastorale ? D’un côté, dans notre Église, nous voulons réduire la hiérarchie au minimum, dans l’esprit de l’évangile. Le pasteur n’est pas un père, il n’est pas plus important que les autres, les décisions sont prises collectivement. Mais d’un autre côté, nous attendons aussi que le pasteur existe, qu’il s’affirme, qu’il ait une parole forte, qu’il soit un leader, c’est-à-dire qu’il entraîne les autres. Qu’il assume aussi sa fonction et son autorité. Le positionnement n’est pas simple.

 

Où nous situons-nous par rapport aux autres ? Quelle est la juste attitude d’humilité sans servilité ? Soumettons notre autorité à l’écoute d’un plus grand que nous, l’Esprit Saint.

 

L’idée de hiérarchie survit dans notre tête. Nous nous comparons implicitement. L’orgueil nous rattrape là où on ne l’attend pas. Notre orgueil ne passe sans doute pas par des phylactères ostentatoires et des franges démesurées… mais parfois même dans une grande sobriété il peut y avoir beaucoup d’orgueil intérieur, l’élégance hautaine de la simplicité, la fierté du bon goût et du contrôle de soi.

 

Mais la question se pose dans tout métier : quand quelqu’un devient compétent, il doit pouvoir enseigner, partager ce qu’il sait aux autres, mais sans faire la leçon. Le pouvoir corrompt bien souvent, mais fuir toute position de pouvoir, c’est démissionner, ce n’est pas la solution.

 

Et la question se pose en famille bien sûr, à travers cette figure du père, qui symbolise l’autorité (et la mère peut être dans ce rôle aussi). Oui les parents doivent éduquer, assumer leur autorité d’adultes. Mais comment le faire de façon juste et humble, sans abus de pouvoir ni patriarcat ?

Pas de pères

Nous croyons savoir ce qu’est un papa. C’est un mot simple, l’un des premiers qu’un enfant apprend. Mais les mots les plus simples sont les plus compliqués, parce qu’étant tellement courants ils ont aggloméré toutes sortes de sens différents.

 

Quand nous disons que Dieu est Notre Père, nous pourrions dire que Jésus nous a donné le mot et l’image du père terrestre que nous connaissons bien, pour que nous puissions saisir par analogie qui est Dieu. Nous connaissons les pères terrestres, eh bien Dieu est comme un père parfait pour nous.

 

Mais ici Jésus dit : « n’appelez personne sur la terre ‟père” ». Mais s’il n’y a plus de pères terrestres, alors comment savons-nous ce que c’est qu’un père ? Justement, nous ne savons pas, sauf en regardant à Dieu. Le vrai père, le seul père, c’est lui. Dieu n’est pas à l’image des pères terrestres, mais c’est l’inverse : les pères terrestres sont censés être à l’image de Dieu notre père. Cela redéfinit totalement le sens de père. Le patriarcat devient une idolâtrie d’un père terrestre. Ce n’est surtout pas un modèle pour dire qui est Dieu. Au contraire, Dieu est le modèle auquel les pères terrestres devraient ressembler pour mériter le nom de pères. Mais ils doivent avoir l’humilité de reconnaître que jamais ils ne seront à la hauteur. Avec cette humilité s’ouvre un autre mode de paternité, inspiré de Dieu et soumis à l’Esprit Saint.

Pas de maîtres

L’humilité n’est pas une valeur absolue, car l’humilité excessive devient esclavage, misérabilisme. Dieu veut pour nous la vie, la vie en abondance ! Il ne veut pas que nous devenions toujours plus petits au point de cesser d’exister.

 

Des gens qui ont été habitués à obéir toute leur vie peuvent faire les pires usages de leur liberté, parce qu’ils n’ont pas appris à être libres. Les anciens esclaves peuvent devenir les pires tyrans, parce qu’ils ne connaissent que des rapports de domination et d’asservissement. C’est l’exemple tragique du Libéria, fondé par d’anciens esclaves comme le pays de la liberté, mais qui est tombé alors sous un régime de dictature pire encore. Au gré des fluctuations du pouvoir, l’esclave devient maître et le maître devient esclave. Dans cette dialectique, l’esclave et le maître ne sont que des reflets en négatifs l’un de l’autre, et finalement se ressemblent dans leurs modes de fonctionnement, dans leurs valeurs.

 

Et dans la guerre israélo-palestinienne, finalement, qui est l’agresseur, qui est l’agressé ? En fait l’un et l’autre sont pris dans le même engrenage de la haine. La victime aveuglée de haine se venge en devenant bourreau, et crée ainsi d’autres victimes qui vont riposter à leur tour. Dans les deux camps, des morts tragiques, des atrocités subies, des drames intimes, et une réaction par toujours plus de haine et de nouvelles atrocités. Israéliens et Palestiniens se ressemblent, dans le sens où les uns et les autres ont vécu des drames terribles, et pour eux impardonnables. Ils sont ensemble dans cette guerre qu’ils font et qu’ils subissent tour à tour. Chacun se sent trop faible, menacé, et cherche à dominer par la loi du plus fort. Qui s’élève est abaissé, qui veut vaincre échoue, car le petit n’est pas si faible qu’il n’y paraît, et a la capacité de beaucoup rabaisser l’orgueil du grand.

 

La volonté de recréer la grande Russie provoque finalement la ruine militaire, économique et humaine de la Russie. L’armée russe n’est plus qu’une fraction de ce qu’elle était, la jeunesse russe a été décimée. Qui s’élève est abaissé.

 

Égaux, équilibrés

Alors Jésus donne deux messages, et tout dépend où nous nous situons. D’un côté, les scribes (autrement dit ceux qui savent écrire, les lettrés, les intellectuels, et ceux qui connaissent les Écritures bibliques en particulier) ; de l’autre côté les foules et les disciples, les gens ordinaires. Peut-être que comme les scribes, nous avons à entendre ce message d’humilité, et accepter de nous abaisser pour devenir serviteurs. Mais peut-être que comme les foules nous pouvons entendre cet appel à nous libérer de cette idée de hiérarchie qui nous emprisonne, peut-être que nous nous sommes trop abaissés, et que Jésus vient nous relever.

 

L’humilité c’est la vérité. Vérité sur ce que nous sommes, ni parfaits ni nuls. Nous sommes des créatures de Dieu, créatures merveilleuses parce que nous sommes mis au monde par un père d’amour, mais en nous souvenant aussi que tout vient de lui et non pas de nous. Tout est don et grâce.

 

Jésus donne deux messages : « ne vous faites pas appeler maître ou guide », et « n’appelez personne père ». À l’actif et au passif : n’appelez pas, et ne soyez pas appelés ; contre les deux dérives d’excès d’orgueil et d’excès d’humilité. Celui qui appelle son frère d’un titre exagéré est aussi en faute, en fait il entretient l’orgueil de l’autre, il le flatte. Par son admiration, son adulation, son adoration, il l’idolâtre. Il fausse les rapport entre les humains.

 

« Vous êtes tous frères et sœurs », dit Jésus, et c’est une affirmation révolutionnaire qui bouscule toute hiérarchie de pouvoir, qui détruit aussi en nous tout sentiment de supériorité ou complexe d’infériorité. Nous pouvons entendre cette radicalité, cette inversion des rapports humains qui s’exprime aussi quand il dit : « les derniers seront les premiers ». Mais nous pouvons aussi l’entendre de façon plus douce et modérée, dans le sens d’un rééquilibrage. Qui s’élève trop sera abaissé pour être amené au juste niveau, en vérité comme être humain, frère ou sœur des autres devant Dieu notre père à tous. Et qui s’abaisse trop sera élevé pour être lui aussi placé à la position d’équilibre et d’égalité.

 

Dieu nous fait échapper à la dialectique qui nous faisait être soit maître soit esclave, soit dominant soit dominé, soit agresseur soit agressé, soit tyran soit victime, soit supérieur soit inférieur. Et cela change nos relations entre homme et femme, en famille, au travail, et même entre pays.

 

Dieu nous rend libres de ne plus dépendre d’un maître ; il nous rend adultes, de sorte que nos parents deviennent nos égaux, nos frères et sœurs en Christ. Oui, « n’appelez personne sur la terre ‟père” » est un commandement qui nous libère, nous épanouit, nous fait grandir, jusqu’à la taille adulte où nous cessons de grandir, et entrons dans un mode d’échange et de face à face, en vis à vis, en tête à tête, en dialogue et conversation. Nous ne sommes plus dans le rapport de forces, et voici que s’ouvre la paix, que fleurit l’amour. Nous ne sommes plus supérieurs ou inférieurs, nous sommes simplement ensemble.

 

L’éthique du Christ n’est pas un lourd fardeau moralisateur ou un joug difficile à porter comme celui que professent les scribes et pharisiens, qui se trouvent d’ailleurs eux-mêmes bien incapables de le pratiquer. Non, Jésus dit :

« Venez à moi, vous tous qui peinez sous le poids du fardeau, et moi je vous donnerai le repos. Prenez sur vous mon joug et mettez-vous à mon école, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes. Oui, mon joug est facile à porter et mon fardeau léger. » (Matthieu 11,28-30).

Dieu nous met debout.

 

Amen

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