Se pardonner à soi-même
La relation entre frères est compliquée. Souvent c’est ceux de qui nous sommes les plus proches, qui nous ressemblent le plus, que nous supportons le moins.
Joseph et ses frères se détestaient. Joseph n’était probablement pas parfait, lui le fils préféré de son père, le fils de Rachel, la femme préférée de Jacob. Joseph était bien content que son père lui ait donné une tunique multicolore, il faisait des rêves de grandeur. Ses frères étaient jaloux, et il y avait quelques raisons, et j’imagine que Joseph, le chouchou, l’enfant gâté, avait un peu d’orgueil et de provocation.
Mais ses frères, par la haine qui ne connaît pas de limites et de proportion, l’ont vendu comme esclave, en faisant croire à leur père qu’une bête sauvage l’avait tué. Difficile de pardonner cela.
Quand Joseph est devenu premier ministre du Pharaon, que toute son ambition est accomplie, qu’il voit ses frères agenouillés, soumis à son bon plaisir, implorant son pardon, alors il les admet à sa table. Il leur a sûrement pardonné, et tout indique qu’il leur a pardonné.
C’est toute la beauté de l’histoire de Joseph dont nous avons ici l’épilogue, l’histoire de frères pardonnés et réconciliés. La Genèse raconte sans cesse des tensions entre frères, rivalités et jalousies, chacun en quête d’amour, de reconnaissance, d’identité et d’héritage, chacun cherchant à être le seul vrai fils, l’aîné insécure et menacé par le cadet, et le cadet assoiffé de revanche et de légitimité : Caïn et Abel, Ismaël et Isaac, Jacob et Ésaü. Au début de l’histoire, Caïn tue son frère Abel. À la fin de l’histoire, les frères renoncent à tuer Joseph, et Joseph pardonne à ses frères.
Pourtant, après la mort de leur père Jacob, les frères prennent peur. Comme s’ils n’étaient pas encore convaincus de la sincérité de ce pardon reçu. Comme s’ils imaginaient que leur père était toujours un gendarme qui empêchait son frère de se jeter sur eux. Encore aujourd’hui, le décès d’un père ou d’une mère peut provoquer l’explosion de la famille, qui se déchire. Au centre, la pomme de discorde, et le révélateur des sentiments secrets entre frères et sœurs, le sujet de l’héritage et ses gros enjeux financiers. Ou bien ce même décès peut être l’occasion pour la famille de se réunir, de revenir, de se rapprocher, de se soutenir mutuellement, de se redécouvrir. Et ce moment triste devient en même temps étonnamment une fête, une action de grâce.
Joseph a pardonné. C’est fini, n’est-ce pas ? Eh bien non, il reste la peur. Les frères de Joseph sont pardonnés mais n’osent pas encore y croire. Et pendant des années ils ont vécu avec la peur de ce qui se passera quand leur père ne sera plus là, des années à regarder Joseph avec toujours la crainte de sa vengeance.
Et nous, nous savons que la croix signifie le grand pardon, où tous nos péchés ont été crucifiés, cloués sur le bois. Nous savons que Dieu nous aime, inconditionnellement, quelles que soient les insuffisances de nos œuvres, simplement parce qu’il est notre Père, et qu’un vrai père aime toujours ses enfants, quoi qu’ils fassent. Nous proclamons notre confiance en lui. Nous savons que nous sommes sauvés. Nous avons entendu parler de la grâce de Dieu.
Et pourtant nous avons encore peur de lui, peur de sa puissance, peur du gendarme et du juge. Nous ne vivons pas toujours ce que nous affirmons sur l’amour de Dieu.
Le pardon a été donné, une fois pour toutes. Mais il faut encore le recevoir, et comme c’est difficile parfois ! Cela ne dépend plus du bon vouloir de l’autre, c’est en moi que s’opère cette ultime étape. Cette transformation intérieure, ce changement de regard sur soi et sur l’autre et sur Dieu, nous pouvons l’appeler se convertir. Nous pouvons l’appeler s’abandonner à Dieu. Nous pouvons l’appeler se pardonner à soi-même.
Pardonner c’est accepter de perdre, accepter ce qui est, accepter la perte de la dette irrécupérable. C’est un deuil. Accepter de perdre ses rêves de perfection et d’indépendance, ses rêves de se créer soi-même par ses actes. Et s’abandonner à Dieu. Accepter de dépendre de Dieu et de dépendre de mon frère.
Lâcher les filets où je m’emprisonne moi-même. Lâcher mes échecs. Être libéré des désirs du passé, des attentes du passé, des erreurs et des espérances déçues. Lâcher mon passé qui ne changera pas. Et ouvrir un avenir qui changera. Ouvrir les yeux sur le don de Dieu. Et découvrir que tout est neuf. Aujourd’hui est un jour nouveau d’une nouvelle création. Nous sommes recréés. Nous sommes pardonnés, nous sommes purs, comme une nouvelle naissance, une renaissance à la vie.
Alors je vous laisserai deux ensembles de questions à méditer :
- Premièrement, pour être pardonné. Qu’est-ce qui m’emprisonne comme une dette impossible à rembourser, comme un esclavage à vie ? À quel endroit de ma vie est-ce que je ne vis pas encore la réalité du pardon de Dieu qui libère ?
- Deuxièmement, pour pardonner. À qui n’ai-je pas pardonné ? Et si je pardonnais ?
Amen.