Pardonner 70 fois 7 fois (Matthieu 18,21-35 et Genèse 50,15-21)

Prédication du dimanche 17 septembre 2023

Tout lâcher

Pardonner c’est laisser aller, c’est lâcher, et ainsi relâcher. C’est précisément le sens littéral du verbe grec utilisé.

Il est employé aussi par Matthieu dans des sens très concrets :

  • laisser les filets (Mt 4,20)
  • laisser la barque et le père (Mt 4,22)
  • laisser là son offrande (Mt 5,24)
  • laisser aussi le manteau (Mt 5,40)
  • laisser les morts ensevelir leurs morts à eux-mêmes (Mt 8,22)
  • laisser frères ou sœurs, ou père ou mère, ou enfants, ou champs ou maisons, pour la cause du nom de Jésus (Mt 19,29)
  • laisser sa femme à son frère (Mt 22,25)
  • lâcher le souffle, rendre l’Esprit (Mt 27,50)
  • et ici, laisser la dette (Mt 18,27).

C’est donc lâcher tout ce qui nous encombre, abandonner.

Et c’est aussi laisser aller quelqu’un, le relâcher de tous les fils dans lesquels nous le retenions, nous l’emprisonnions.

Pardonner à mon prochain, c’est le libérer, mais aussi me libérer moi-même du poids du ressentiment, du ressassement du passé, du malheur de la rancune, des sentiments de haine entretenus, des racines d’amertume.

Pardonner, c’est décrisper sa main avide de prendre et de retenir ; c’est décrisper son visage déformé par la rage et l’exaspération retenue, et libérer le sourire dans sa spontanéité.

Pardonner, c’est pousser un grand soupir de soulagement, expirer tout l’air vicié que nous portons, et inspirer profondément, de façon nouvelle un air frais et vivifiant.

Pardonner c’est connaître le cœur de Dieu, et son amour pour nous, sa grâce, ses dons gratuits. Pardonner c’est reconnaître mon frère, qui n’est plus mon ennemi, qui devient mon semblable, et en qui je peux même entrevoir en transparence l’image de Dieu, et sa ressemblance.

Comme nous pardonnons aussi

Mais cette parabole paraît dure, pourtant. Ce n’est pas juste un pardon donné par Dieu, il y a cette exigence de pardonner à notre tour.

Nous la retrouvons dans la prière du Seigneur : « Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. » (Mt 6,12).

Cependant, il ne faut pas le comprendre comme une condition. Dieu ne conditionne pas son pardon à notre pardon préalable vis-à-vis de nos frères et sœurs. D’après la parabole, le pardon de Dieu est premier, et prédominant. La somme dont il est question est totalement disproportionnée, sans commune mesure avec la dette que je suis invité à abandonner. C’est en ayant reçu la grâce première, que je peux entrer dans la logique de la grâce, où la dette est devenue inhumaine, insoutenable et sans importance. Comme dit la première lettre de Jean : « Nous aimons parce que Dieu nous a aimés le premier » (1 Jn 4,19). Ce n’est pas par nos propres forces que nous pouvons pardonner, mais en ayant nous-mêmes d’abord expérimenté la grâce infinie de Dieu, nous avons envie de pardonner nous aussi, à son exemple, à son imitation, à son image et à sa ressemblance. Nous sommes nés de nouveau, et ce qui nous paraissait humainement impossible, l’Esprit-Saint nous en inspire le désir. Il nous donne de pouvoir pardonner.

« Pardonne-nous nos offenses, et nous pardonnons aussi, dans le même mouvement, dans la même dynamique de grâce. » Au moment où nous le disons, nous n’avons peut-être pas encore pardonné, mais disons notre volonté de pardonner, et ça devient vrai en le disant, parce que Dieu exauce notre prière. Nous n’avons pas pardonné au passé, mais au présent, Dieu nous porte dans la prière et dans sa grâce, il nous exauce et nous pardonne instantanément, et alors au présent nous pardonnons, comme lui et par lui.

Le pardon est réciproque. Si je demande pardon à l’autre, au lieu de l’agresser, je brise la surenchère d’accusations et de tentatives d’auto-justification, je le désarme, je désamorce sa colère, et sûrement lui aussi soudain honteux de sa conduite, demandera pardon à son tour. Et nous entrons dans une surenchère de pardon et de grâce en surabondance : « J’ai eu tort. – Non c’est moi qui eu tort ! »

Et vous avez peut-être vous aussi fait l’expérience qu’une personne avec qui vous vous êtes brouillé puis réconcilié peut devenir un vrai ami, encore plus proche que s’il ne s’était rien passé. Parce que vous avez vécu quelque chose ensemble. Désormais vous savez que ce qui vous unit est plus fort que ce qui vous sépare. À l’avenir, si vous vous brouillez encore, il y aura une manière de retrouver votre ami. La vie de couple n’est pas un long fleuve tranquille, ceux qui identifient le mariage au confort bourgeois ne savent pas de quoi ils parlent. Il y a inévitablement des moments où l’autre n’est pas le prince charmant, ou la princesse idéale. Mais avec le pardon, vous pouvez être unis pour la vie.

Se pardonner à soi-même

La relation entre frères est compliquée. Souvent c’est ceux de qui nous sommes les plus proches, qui nous ressemblent le plus, que nous supportons le moins.

Joseph et ses frères se détestaient. Joseph n’était probablement pas parfait, lui le fils préféré de son père, le fils de Rachel, la femme préférée de Jacob. Joseph était bien content que son père lui ait donné une tunique multicolore, il faisait des rêves de grandeur. Ses frères étaient jaloux, et il y avait quelques raisons, et j’imagine que Joseph, le chouchou, l’enfant gâté, avait un peu d’orgueil et de provocation.

Mais ses frères, par la haine qui ne connaît pas de limites et de proportion, l’ont vendu comme esclave, en faisant croire à leur père qu’une bête sauvage l’avait tué. Difficile de pardonner cela.

Quand Joseph est devenu premier ministre du Pharaon, que toute son ambition est accomplie, qu’il voit ses frères agenouillés, soumis à son bon plaisir, implorant son pardon, alors il les admet à sa table. Il leur a sûrement pardonné, et tout indique qu’il leur a pardonné.

C’est toute la beauté de l’histoire de Joseph dont nous avons ici l’épilogue, l’histoire de frères pardonnés et réconciliés. La Genèse raconte sans cesse des tensions entre frères, rivalités et jalousies, chacun en quête d’amour, de reconnaissance, d’identité et d’héritage, chacun cherchant à être le seul vrai fils, l’aîné insécure et menacé par le cadet, et le cadet assoiffé de revanche et de légitimité : Caïn et Abel, Ismaël et Isaac, Jacob et Ésaü. Au début de l’histoire, Caïn tue son frère Abel. À la fin de l’histoire, les frères renoncent à tuer Joseph, et Joseph pardonne à ses frères.

Pourtant, après la mort de leur père Jacob, les frères prennent peur. Comme s’ils n’étaient pas encore convaincus de la sincérité de ce pardon reçu. Comme s’ils imaginaient que leur père était toujours un gendarme qui empêchait son frère de se jeter sur eux. Encore aujourd’hui, le décès d’un père ou d’une mère peut provoquer l’explosion de la famille, qui se déchire. Au centre, la pomme de discorde, et le révélateur des sentiments secrets entre frères et sœurs, le sujet de l’héritage et ses gros enjeux financiers. Ou bien ce même décès peut être l’occasion pour la famille de se réunir, de revenir, de se rapprocher, de se soutenir mutuellement, de se redécouvrir. Et ce moment triste devient en même temps étonnamment une fête, une action de grâce.

Joseph a pardonné. C’est fini, n’est-ce pas ? Eh bien non, il reste la peur. Les frères de Joseph sont pardonnés mais n’osent pas encore y croire. Et pendant des années ils ont vécu avec la peur de ce qui se passera quand leur père ne sera plus là, des années à regarder Joseph avec toujours la crainte de sa vengeance.

Et nous, nous savons que la croix signifie le grand pardon, où tous nos péchés ont été crucifiés, cloués sur le bois. Nous savons que Dieu nous aime, inconditionnellement, quelles que soient les insuffisances de nos œuvres, simplement parce qu’il est notre Père, et qu’un vrai père aime toujours ses enfants, quoi qu’ils fassent. Nous proclamons notre confiance en lui. Nous savons que nous sommes sauvés. Nous avons entendu parler de la grâce de Dieu.

Et pourtant nous avons encore peur de lui, peur de sa puissance, peur du gendarme et du juge. Nous ne vivons pas toujours ce que nous affirmons sur l’amour de Dieu.

Le pardon a été donné, une fois pour toutes. Mais il faut encore le recevoir, et comme c’est difficile parfois ! Cela ne dépend plus du bon vouloir de l’autre, c’est en moi que s’opère cette ultime étape. Cette transformation intérieure, ce changement de regard sur soi et sur l’autre et sur Dieu, nous pouvons l’appeler se convertir. Nous pouvons l’appeler s’abandonner à Dieu. Nous pouvons l’appeler se pardonner à soi-même.

Pardonner c’est accepter de perdre, accepter ce qui est, accepter la perte de la dette irrécupérable. C’est un deuil. Accepter de perdre ses rêves de perfection et d’indépendance, ses rêves de se créer soi-même par ses actes. Et s’abandonner à Dieu. Accepter de dépendre de Dieu et de dépendre de mon frère.

Lâcher les filets où je m’emprisonne moi-même. Lâcher mes échecs. Être libéré des désirs du passé, des attentes du passé, des erreurs et des espérances déçues. Lâcher mon passé qui ne changera pas. Et ouvrir un avenir qui changera. Ouvrir les yeux sur le don de Dieu. Et découvrir que tout est neuf. Aujourd’hui est un jour nouveau d’une nouvelle création. Nous sommes recréés. Nous sommes pardonnés, nous sommes purs, comme une nouvelle naissance, une renaissance à la vie.

Alors je vous laisserai deux ensembles de questions à méditer :

  • Premièrement, pour être pardonné. Qu’est-ce qui m’emprisonne comme une dette impossible à rembourser, comme un esclavage à vie ? À quel endroit de ma vie est-ce que je ne vis pas encore la réalité du pardon de Dieu qui libère ?
  • Deuxièmement, pour pardonner. À qui n’ai-je pas pardonné ? Et si je pardonnais ?

Amen.

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