Qui es-tu ? (Jean 1,6-8.19-28)

Prédication du dimanche 17 décembre 2023
Axolotl

Qui suis-je ?

« Qui es-tu ? » demandent les Judéens à Jean. Et il ne répond pas très directement, il faut qu’ils lui reposent la question plusieurs fois.

 

Qui es-tu ? Question embarrassante ; comment réagiriez-vous si je vous la posais ? La question paraît trop large, et trop intime. Impossible d’y répondre en quelques mots, ce serait réducteur. Car je suis mille choses différentes, et parfois contradictoires. Un croyant, un chrétien, un protestant. Un Ponot, un Altiligérien, un Auvergnat, un Français, un Européen, un citoyen du monde. Un homme, un fils, un frère, un oncle, un ami. Un scientifique, un littéraire, un artiste. Sensible, vulnérable ou fort. Volontaire mais parfois hésitant ou indécis. Tantôt heureux, tantôt triste, optimiste ou pessimiste, solitaire ou sociable. Aimé ou pas assez aimé. Je me définis par mon métier, mais je suis encore autre chose que mon métier. Par ma famille ou mes amis, mais je suis encore autre chose que ma famille ou mes amis. Je ne sais pas complètement qui je suis. La question demeure, inachevée, ouverte.

 

Dans cette question démesurée, l’enjeu est d’être aimé, d’être heureux, soi-même et en relation. Nous entendons ces injonctions et ces formules toutes faites : sois toi-même ; deviens qui tu es ; prouve que tu existes. Comme si décidément, être n’était pas évident.

 

Ce que je ne suis pas

Et Jean répond : « Je ne suis pas. » (On traduit « Je ne le suis pas », mais « le » reste implicite et n’apparaît pas dans le grec). Il répond par la négative à toutes les propositions des Judéens. Pourtant ce n’était pas absurde. Est-il Élie ? Est-il le prophète annoncé par Moïse ? Il dit non, mais Jésus dit selon un autre évangile, Matthieu 11 :

« Qu’êtes-vous donc allés voir ? Un prophète ? Oui, je vous le dis, et plus qu’un prophète. C’est à son sujet qu’il est écrit : Moi, j’envoie devant toi mon messager, pour frayer ton chemin devant toi. Je vous le dis en vérité, parmi ceux qui sont nés de femmes, il n’en a point paru de plus grand que Jean-Baptiste. […] et, si vous voulez le comprendre, c’est lui qui est l’Élie qui devait venir. » (Mt 11,9-11.14).

Ce que Jean ne dit pas de lui-même, Jésus le dit pour lui.

 

Est-ce que Jean se sous-estime ? Non, il a raison. Il est le plus grand prophète, mais nul n’est comparable au Christ. Si nous prenons conscience de la grandeur de Dieu, face à lui, nous sommes encore plus bas qu’un esclave qui se baisse pour délier les sandales de son maître. Il ne dit pas cela par misérabilisme, mais pour essayer d’exprimer la grandeur de Jésus. Le sujet, ce n’est pas lui-même, c’est Jésus.

Un être humain qui témoigne

Jean est un être humain comme nous. Le prologue de l’évangile de Jean réécrit le récit de la création, en faisant apparaître Jean juste après la lumière : « Arriva un être humain, envoyé d’auprès de Dieu ; il a pour nom Jean. » (Jean 1,6). Comme si Jean était le premier Adam, l’être humain.

 

Et je m’interroge à partir de cette humanité de Jean. Comment ressentait-il ce fait de ne pas être le Christ ? La Bible ne nous permet pas de connaître la psychologie de Jean, mais nous avons le droit de l’imaginer. Première hypothèse, Jean est le modèle parfait qui témoigne en annonçant Jésus. À nous d’imiter son humilité, son effacement devant le Christ, pour lui céder la place. Jean est heureux de n’être pas, pour laisser le Christ être et agir. Jean est la voix de quelqu’un qui hurle, Jean est l’incarnation du cri, le porte-parole. Il se fait écoutant pour recevoir la parole, et porte-voix pour l’amplifier, la proclamer. Il n’est qu’une chose : un serviteur de la parole, de la parole qui était au commencement. Au commencement était la parole, la parole était Dieu, et l’être humain était la voix qui faisait résonner cette parole. Belle vocation.

Un être humain qui doute

Seconde hypothèse, Jean ressent ses limites, ses faiblesses. La question des Judéens, « Qui es-tu ? », le met mal à l’aise. C’est déjà une question piège. S’il revendique le titre d’Élie, ou du prophète, ou du Messie, les autorités politico-religieuses le verront comme une menace, et réclameront sa tête. Mais s’il n’est rien, alors les foules seront déçues et cesseront de le suivre. Il échappe temporairement au piège en admettant qu’il n’est rien, mais pour redonner toute la gloire à Jésus, pour que les foules de ses disciples suivent dorénavant Jésus lui-même. Donc Jean va perdre tous ses disciples.

 

Dans cette réponse négative, « Je ne suis pas », j’entends la possibilité d’une faille. Un écho à tout ce que moi non plus je ne suis pas, en tant qu’être humain comme Jean. Si Jean allait consulter un psy, il pourrait lui apprendre à s’affirmer davantage, à développer sa confiance en lui, à se connaître lui-même, afin de donner une réponse plus positive à cette question existentielle, « Qui es-tu ? ».
Jean fait face à sa finitude, à sa faille, à tout ce qu’il n’est pas. Souvent nous continuons à chercher notre identité, qui fuit et qui vacille.

 

Avoir, faire, être. Nous sommes peut-être convaincus qu’avoir a finalement peu d’importance, que le bonheur ne dépend pas crucialement de nos biens. Il est plus difficile de renoncer à faire, même quand nous sommes incapables ou que nous devenons impuissants. Nous nous définissons souvent par notre métier ou notre activité. Cela fonde notre identité, notre estime de nous-mêmes et la reconnaissance des autres. Qu’il est difficile de se sentir inutile, d’être dans la situation de ne rien faire ! Mais être… ou ne pas être, mais ne pas être ce serait mourir. N’y aurait-il pas quelque chose de morbide dans ce « Je ne suis pas » de Jean ? Un mal-être.

 

Imparfait, inaccompli

Oui nous sommes incomplets, inachevés. En hébreu il existe deux temps principaux, accompli et inaccompli, qui ne sont pas exactement des temps, mais des aspects. L’inaccompli marque la durée et se traduit généralement par un futur, éventuellement par un présent, et parfois par un imparfait. L’imparfait correspond à cette idée d’une action qui n’est pas encore faite jusqu’à son par-achèvement. Ainsi nous sommes inaccomplis. Nous ne sommes pas. Mais cela veut dire aussi que nous serons. Tout n’est pas fini. Nous sommes en mouvement, en évolution, nous changeons sans cesse, et c’est cela, vivre ; c’est plein d’espérance. Nous sommes au futur.

 

Et par contraste avec Jean qui n’est pas, le nom de Dieu, qui est repris par Jésus à plusieurs reprises dans l’évangile de Jean, c’est « Je suis ». « Je suis qui je suis », « Je suis celui qui est », ou mieux encore en traduisant l’inaccompli par un futur : « Je serai qui je serai ».

 

Dieu aussi est l’être à l’inaccompli. Être n’est pas d’ailleurs la traduction la plus précise. Il faudrait dire devenir, advenir, arriver, apparaître, venir au jour. (Il s’agit en grec de ginomaï, devenir, et non pas être au sens ordinaire qui se dit eimi ; il s’agit en hébreu de hayah, devenir, et non pas être au sens d’une simple identité, qui n’est pas explicité par un verbe.) Ce verbe est utilisé pour la création : non pas que la lumière soit, mais que la lumière arrive ! Non pas il y eut un humain, mais un humain arriva ! Dieu deviendra qui il deviendra.

 

Dans cette lacune de l’être, dans ce manque, il y a donc tout le dynamisme créateur de la vie. Il y a toute l’attente de l’Avent, de ce qui se prépare, de la semence qui germe en secret.

Je ne suis pas, mais je suis heureux

Dieu comble ce que nous ne sommes pas. Notre identité est en Christ.

 

Cela veut dire : tu n’as pas besoin d’être parfait ; tu peux être authentique, en admettant sans honte tes faiblesses, en les regardant positivement sous le regard de Dieu, en voyant comment elles sont transformées en forces par lui.

 

Tu n’as pas besoin de chercher à être pour avoir de la valeur, pour être aimé, pour être heureux. Dieu est amour. Dieu nous entoure, nous enveloppe de tout son amour, et toute question d’identité s’éclaire : je suis enfant de Dieu. Toute blessure intime est guérie. Et nous pouvons nous ouvrir aux autres.

 

Qui es-tu ? Je ne suis pas, car la question a perdu sa pertinence. Il ne s’agit pas de coller une étiquette à Jean, ou à quiconque d’entre nous. Nous sommes tout cela et beaucoup d’autres choses. Nous sommes complexes et composites, mixtes et hybrides, et uniques, indéfinissables. Et c’est cela, la richesse infinie de découvrir quelqu’un, d’apprendre à le connaître dans son être inaccompli, à venir.

 

Axolotl

 

Trois exemples

J’ai une amie qui regardait sa mère, intelligente, brillant médecin mais ayant renoncé à son métier pour élever ses enfants. Cette amie avait l’impression d’un gâchis, l’impression que sa mère n’avait pas eu de vie, parce qu’elle s’était sans cesse sacrifiée pour les autres. Sa mère n’était pas. Et cette amie voulait être, elle ne voulait pas ressembler à sa mère. Comment être une femme comme sa mère, être la fille de sa mère, tout en ayant une vie ? C’est une des questions intimes du féminisme. Cette amie ne désirait pas avoir d’enfant, elle en avait peur, alors qu’elle aimait les enfants. Son identité féminine était blessée. La difficulté d’avoir des enfants, la difficulté de ne pas en avoir. Serai-je mère ou papa ? Qui serai-je ?

 

Ce « Je ne suis pas » me fait aussi penser aux enjeux du vieillissement. Car être jeune et le rester est infiniment valorisé dans notre société. Grandir, apprendre, est un bel idéal pour la jeunesse. On voudrait grandir toute sa vie, apprendre sans cesse, rester jeune. Mais atteindre l’âge adulte, la maturité, c’est cesser de grandir. Et peut-être ne faut-il pas lutter pour rester jeune. Nous pouvons accepter de vieillir, d’être ce que nous sommes, d’avoir notre âge, et la sagesse qui l’accompagne, et de nous en réjouir. Nous pouvons accepter de n’être pas, ou d’être moins qu’avant, et en sourire. Ce n’est pas grave, Dieu nous aime. Et même ce que nous sommes n’a plus d’importance. Dieu nous donne la paix. Même sans que j’aie une réponse satisfaisante à la question « Qui es-tu ? », même quand nos rêves et nos désirs sont plus grands que nous, Dieu fait que notre manque et nos limites ne nous troublent plus.

 

J’ai lu le témoignage d’un homme qui voulait une euthanasie. Et puis il a découvert dans la maladie, dans l’inaction, dans ce non-être, une nouvelle façon d’être, en acceptant de s’affaiblir et de dépendre des autres. Il a vécu une autre étape de sa vie, une autre manière de vivre qui en valait aussi la peine. Il a changé d’avis sur l’euthanasie, parce qu’il a changé lui-même. Il a continué à devenir. Il n’a pas retrouvé ce qu’il était avant, mais est devenu ce qu’il n’avait encore jamais été jusque là. C’est une nouvelle expérience, une nouvelle vie qui s’ouvre encore.

 

Ce n’est pas moi qui compte. Je peux être au service d’un autre. « Il faut qu’il grandisse et que je diminue. » (Jn 3,30). Le premier sera le dernier. À la fin de l’évangile de Jean, Jésus dit à Pierre : « quand tu seras vieux, tu étendras les mains, et un autre te passera ta ceinture pour te mener où tu ne voudras pas. » Et il ajoute : « Toi, suis-moi. » (Jn 21,18.19).

 

Que ce soit le Christ qui nous mène, qui nous fasse devenir qui nous deviendrons. Il nous emmène vers l’inattendu. De notre vide, de notre néant intérieur, naît un espace pour Dieu, un désir, une attente. Et Dieu comble notre attente.

 

Amen.

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