Réussir sa vie (Matthieu 16,21-27)

Prédication du dimanche 3 septembre 2023
Épis de blé

Sauver sa vie

Quand j’étais adolescent, j’ai participé à un camp chrétien intitulé : « Réussir sa vie ». C’est un beau programme, c’est un bel enjeu, nous aurions tous envie de réussir notre vie. De ne rien rater, de ne rien regretter. On a envie de sauver sa vie, comme dit l’évangile de Matthieu.

Mais toute la question, c’est de savoir ce qu’est la réussite, et ce qu’est le salut. Comment faire les bons choix ? Quels sont les critères ?

Il arrive un moment où on a déjà un peu avancé dans la vie, et où on regarde en arrière. Et on peut être un peu déçu. On peut dire : « Non, je ne regrette rien ». Mais cela trahit peut-être un besoin de l’affirmer fort pour faire taire cette petite voix insistante du regret.

Nous pouvons être captifs du regard des autres, sur une vie qui n’est pas extérieurement extraordinaire, spectaculaire, ou follement originale. La société peut mépriser pour certains métiers mal payés, ou pour celles et ceux qui s’occupent du foyer, qui soi-disant restent à la maison. Plus encore, nous pouvons être captifs de notre propre jugement, souvent encore plus sévère. Il y a cette forme d’orgueil où j’ai une si haute espérance pour moi-même qu’aucun succès n’est assez bien pour moi, que je ne suis jamais satisfait.

S’aimer soi-même, c’est aussi aimer sa vie. Remercier pour toutes les merveilles que nous avons connues, pour tous les petits et grands bonheurs que nous avons rencontrés. Et aussi faire le deuil de certains rêves, de tout ce que la vie nous offrait de potentiel, et que par choix ou par nécessité, nous n’avons pas réalisé. Nos rêves sont parfois immenses et trop grands, trop nombreux pour une seule vie.

Perdre sa vie

Alors Jésus nous invite à renoncer à nous-mêmes. À nous renier nous-mêmes. À dire non à tous ces désirs inachevés, à ces rêves inaccomplis qui nous empoisonnent. À renoncer à notre ego, à notre réussite. À nous décentrer de nous-mêmes pour enfin voir l’autre, et être sauvé.

Qui veut sauver sa vie, en réalisant tout parfaitement, en se définissant par ses actes, en accomplissant des œuvres pour se sauver, échouera. Dieu ne nous demande pas de sauver notre vie, mais d’aimer le Seigneur notre Dieu, et d’aimer notre prochain comme nous-mêmes. Vouloir sauver sa vie, n’est-ce pas tenter de faire soi-même son propre salut ? C’est voué à l’échec. Mais heureusement nous avons un sauveur.

Moi tout seul, disent les enfants. Et si souvent les adultes, les hommes en particulier, nous avons encore tendance à vouloir faire, et faire tout seul, pour prouver de quoi nous sommes capables, pour fabriquer par nos accomplissements la valeur de notre vie. Et surtout ne pas nous faire aider.

Il ne s’agit pas de faire la morale. Mais de découvrir une grande liberté. Car nous nous épuisons à essayer en vain de sauver notre vie, et ce n’est pas nécessaire. Quel repos, quel soulagement !

Jésus vient et bouleverse tout. Il inverse le regard et le jugement porté sur la vie.

Le Seigneur dit à Samuel : « Ne regarde pas son aspect visible et la hauteur de sa taille, car je l’ai rejeté. Car il ne s’agit pas de ce que verra l’humain. Car l’humain verra aux yeux, et le Seigneur verra au cœur. » (1 Samuel 16,7).

Jésus voit autrement. Ses critères d’une vie réussie, d’une vie sauvée, ne sont pas les nôtres. Il apporte le paradoxe, la contradiction.

Le modèle de Jésus, c’est celui d’un jeune homme mort vers 33 ans, condamné au supplice et au déshonneur de la croix. Pourtant il avait bien commencé, le fils du charpentier : il avait trouvé sa voie apparemment comme prêcheur et guérisseur, il avait su frapper les foules de son enseignement, il avait attiré des milliers de followers, tous ces gens qui le suivaient. Et Pierre et les apôtres les plus proches de Jésus pouvaient espérer profiter de cette success story, et monter avec lui dans son ascension irrésistible. Car il est le messie attendu, son pouvoir spirituel est sans limite. Et voilà que Jésus trace une autre voie, son élan brutalement interrompu par le pouvoir théologico-politique en place, par la radicalité du meurtre après une parodie de procès.

Jésus ne suit pas la voie toute tracée du succès.

Et l’évangile montre que ces hommes de pouvoir et de richesse que nous admirons parfois, que nous envions souvent, ne sont pas heureux. Zachée est riche mais seul, haï de tous, et méprisé. Le roi Hérode et le gouverneur Pilate oscillent entre naïveté et ridicule, fascinés et désemparés par Jésus, qu’ils ne comprennent pas ; et ils ne maîtrisent pas les événements dont ils sont pourtant responsables. Je pense dans l’actualité à tel ou tel chef politique et paramilitaire, un temps l’homme fort, et soudain destitué, déchu, emprisonné ou assassiné. Et de grands patrons qui ont joui un instant d’une aura et été grandement admirés, soudain, pour un excès d’audace ou la révélation d’une malversation, perdent tout et finissent en prison ou ruinés, endettés. Chercher à tout prix la richesse et le pouvoir est une voie extrêmement risquée, un piège. Qui veut sauver sa vie la perdra.

Jésus propose une alternative, un contre-modèle.

Alors il nous libère d’un monde où avoir des enfants et s’occuper d’eux est mal vu, vu avec condescendance ou avec horreur. Il nous libère d’un monde où le métier doit toujours être au centre, avec une hiérarchie selon les salaires, avec une compétition, avec l’injonction de toujours faire plus pour progresser et monter, sans interruption. Les gens parfois sacrifient tout à leur carrière, ils sacrifient leurs rêves et leur conjoint et leur famille, sans voir que ce qui les dévore, ce à quoi ils font un tel sacrifice humain, ce n’est rien d’autre qu’une idole.

Le vrai Dieu nous en libère. Il nous libère de la jalousie et de l’envie de pouvoir et d’argent qui est un esclavage et surtout un mensonge, une illusion. Alors oui, c’est une bonne nouvelle, de savoir qu’il existe une autre manière de vivre et de trouver sa vie.

Trouver sa vie

Jésus offre de le suivre. Et pour cela, il faut se libérer, se libérer du temps pour lui, quitter les filets qui nous entravent, abandonner tout cela. Il y a bien une perte, et donc un deuil, mais c’est une perte qui nous affranchit, et nous ouvre à la vie.

Nous pouvons nous abandonner à Dieu. Toute notre vie on nous dit d’être adulte et autonome, mais en réalité nous avons un Père qui nous aime, et nous sommes ses enfants, et c’est suffisant. En lui nous sommes pleinement accomplis. Nos problèmes personnels sont résolus, nous faisons le plein d’amour jusqu’à déborder, et nous devenons disponibles pour les autres, qui rendent heureux.

En donnant notre vie à Dieu, nous la perdons parce qu’elle n’est plus la nôtre. Mais nous la trouvons, parce qu’elle prend sens, et qu’une vie est faite pour être vécue, pour être donnée. Nous nous trouvons nous-mêmes, nous trouvons notre identité, notre vérité, notre assurance, notre plénitude en Dieu.

Nous trouvons quelque chose de neuf. Tout donner est une joie, quand c’est pour avoir en échange la perle rare, le trésor caché, le royaume des cieux.

Vouloir sauvegarder sa vie, économiser sa respiration, garder son souffle, c’est s’empêcher de vivre. C’est l’enterrer par peur comme un talent enfoui. Mais Dieu nous donne la vie pour qu’elle soit partagée, prêtée, mise en jeu, risquée, utilisée, dépensée, investie, elle doit circuler comme l’argent des talents. Dieu nous donne d’oser vivre.

Il faut faire un choix : se nier soi-même, ou renier Jésus. Pierre est déjà ici celui qui ne peut plus suivre Jésus, quand il annonce la croix. Suivre Jésus implique de ne plus contrôler.

Personnellement, je suis de formation scientifique, et assez rationnel. Et un travail scientifique, pour moi, c’est plus rassurant, il y a un problème bien posé, cadré, je dois juste trouver la solution. Mais être pasteur, c’est littéraire, cela m’attire parce que cela implique toutes les dimensions de mon être, y compris ma sensibilité et ma spiritualité. Mais en même temps, c’est une perte de contrôle. Je ne peux pas savoir quand je trouverai l’inspiration pour ma prédication, il n’y a pas de recette.

Les finances de l’Église ne dépendent pas d’un business model, mais simplement des dons. C’est précaire, incertain, je ne le maîtrise pas. Je ne suis pas non plus maître du nombre de personnes qui viendront au culte. Je ne contrôle pas le fait que la prédication touche des gens ou non. L’Église est bâtie collectivement, et dépend crucialement de ressources qui ne sont pas les miennes, de personnes qui ne sont pas moi.

Pas de contrôle. La théologienne Marion Müller-Collard, dans son livre l’Autre Dieu, témoigne d’un changement qu’elle a vécu par l’expérience où son enfant a frôlé la mort. Dieu jouait pour elle le rôle d’une assurance-vie : si je crois en lui, si je fais mon devoir correctement, alors il me protégera. Mais elle a senti que même si la mort d’un enfant est atroce, impensable, Dieu n’était pas là pour garantir que son enfant ne mourra pas. Elle a vécu le dépouillement de Job, j’ajouterais aussi l’expérience du sacrifice d’Abraham. Tout perdre potentiellement, tout abandonner à Dieu. Perdre le contrôle sur sa vie.

Simplement l’abandonner à Jésus, pour que lui la conduise là où Dieu voudra. Dieu nous amène vers l’inconnu, comme Abraham qui est parti sans savoir où il était emmené. Il faut simplement faire confiance au Seigneur, une confiance totale, parfois aveugle. Cela s’appelle la foi. La foi sauve. Mais nous avons l’assurance qu’en lui, notre confiance est bien placée. La foi est intimement lié au fait de suivre le Christ. Il nous mène vers une nouvelle terre, un ciel nouveau, inconnu, exaltant, libre, ouvert, une surprise. Avec lui, nous trouvons la vie, la vie éternelle.

Amen.

Contact