Tu aimeras (Luc 10,25-37)

Prédication du jeudi 16 mai 2024 à Yssingeaux, célébration œcuménique pour la paix

Un étranger pour prochain

« Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Citation de Lévitique 19. Questions : Que signifie le prochain ; que signifie aimer réellement ? Et comment aimer ? Premièrement le prochain ; deuxièmement aimer.

 

L’expert de la Tora demande donc une précision : « Et qui est mon prochain ? » Qui dois-je aimer ? Y a-t-il des limites ? Déjà, le même chapitre du Lévitique donnait une partie de la réponse :

« Vous traiterez l’immigré qui séjourne avec vous comme un autochtone d’entre vous ; tu l’aimeras comme toi-même, car vous avez été immigrés en Égypte. » (Lévitique 19,34).

 

Le migrant, l’étranger aussi est à aimer de la même façon, sans faire de différence. L’étranger est mon prochain. Voilà qui pourrait fonder un programme politique.

 

Le Samaritain est un prochain. La région de Samarie dans le royaume du Nord a été conquise et colonisée par les Assyriens, d’où un mélange de population et l’introduction d’idoles (2 Rois 17). Aux yeux de la plupart des Juifs, le Samaritain était étranger culturellement, impur ethniquement et religieusement.

Aujourd’hui l’étranger est un ennemi. Comment l’Israélien juif pourrait-il aimer le Palestinien musulman, et réciproquement ? Et pourtant, Jésus dit :

« Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous calomnient. » (Luc 6,27-28).

Oui avec Jésus, même mon ennemi devient mon prochain.

 

L’être humain descendait de Jérusalem à Jéricho. Jérusalem, ville sainte pour Israël et toutes les nations, sera une ville ouverte : « Jérusalem sera une ville sans murailles, tant les humains et les bêtes y seront nombreux. » (Zacharie 4,8). Et Jéricho, aujourd’hui dans les territoires palestiniens occupés de Cisjordanie, a vu ses murailles s’écrouler. Jésus annonce un règne de paix et d’amour. Comme dit Éphésiens 2 : « Car c’est lui qui est notre paix, lui qui a fait que les deux soient un, en détruisant le mur de séparation, l’hostilité. »

 

Entre nous aussi, entre chrétiens, il y a eu des guerres et des murs. Même entre protestants, ou entre évangéliques, ou entre catholiques, entre frères et sœurs, l’unité reste à construire. L’amour n’est possible que par un miracle de Dieu.

 

Qu’il est difficile d’aimer, surtout dans l’insécurité, quand tout va mal, quand je sens mon existence menacée, quand l’autre m’agresse, quand pour cacher ma peur, je réagis par la colère !

 

Regarder autrement

Alors comment aimer ? Jésus inverse les termes de la question : non pas « Qui est mon prochain ? », mais « Qui a été le prochain de celui qui était tombé aux mains des bandits ? » La question n’est plus centrée sur moi, mon devoir, et ce que je dois faire pour avoir la vie éternelle. Elle est centrée sur l’autre, le drame qu’il vit, sa souffrance, sa détresse et son besoin d’assistance. Il faut que quelqu’un lui vienne en aide, n’importe qui ! Et si je vois que personne d’autre ne le fait, alors c’est à moi d’être un prochain pour lui.

 

Et puis jusqu’ici, le prochain n’était pour nous qu’un objet à aimer. Aimer l’immigré, c’était faire une bonne action auprès d’un plus faible, d’un plus pauvre, un acte de charité. Mais le Samaritain est un étrange prochain. Un étranger qui n’est pas un fardeau pour la société, mais qui au contraire sauve une vie. Non pas un étranger qui aurait besoin de mon aide, mais un étranger dont j’ai moi-même besoin. Et si j’étais l’être humain allongé à demi-mort, à chaque fois où je ne me sens qu’à moitié vivant, et que l’étranger me sauvait !

 

Voilà qui change radicalement mon regard sur l’étranger.

 

Et si nous le désirons, nous pouvons deviner comme une silhouette en transparence l’image du Christ : le Christ comme un Samaritain d’une étonnante bonté, qui sauve l’être humain blessé, et le conduit à la maison de Dieu ; le Christ souffrant, crucifié, comme un être humain à demi-mort.
C’est la beauté de la parabole de pouvoir faire circuler les rôles : parfois Jésus est le Samaritain qui prend soin de moi, et parfois c’est moi qui prends soin de Jésus à demi-mort.

 

Nous ne savons pas regarder. Les trois ont vu l’être humain, mais le prêtre et le lévite ont vu sans voir, vaguement, de loin, sans s’approcher, sans croiser le regard.

 

Ému aux entrailles

Qu’est-ce qu’aimer ? Et si c’était d’abord voir, et ressentir ? Si je vois que je ne suis pas supérieur à l’autre, que je ne suis pas celui qui consent à donner à l’autre dans une pitié condescendante, je ne cherche plus à faire. J’accepte de ne plus seulement aimer, mais aussi simplement d’être aimé par le Samaritain. Ainsi nous serons mutuellement des prochains l’un pour l’autre, de manière égale.

 

Parce que j’ai été en situation d’être en détresse et de recevoir des secours, je comprends de l’intérieur ce que vit l’être humain volé, violenté et abandonné à demi-mort. Alors je pourrai être saisi aux entrailles comme le Samaritain. C’est parce qu’il est ému dans ses tripes, au fond du ventre où se creuse le sentiment maternel de miséricorde, que le Samaritain ne réagit pas comme les autres. Et Jésus invite à faire de même. Le spécialiste de la loi posait une question sur un plan intellectuel et abstrait ; Jésus répond au niveau du cœur : si tu es face concrètement à une personne en détresse, que feras-tu ? Ne sens-tu pas que tu es remué en profondeur, et que la réponse s’impose comme un élan d’amour ?

 

Alors l’amour n’est pas seulement une action à faire, même si ce verbe faire est répété pour indiquer la pratique concrète. Il y a une différence entre : « Tu feras du bien à ton prochain », ce qui relève de la morale, et « Tu aimeras ton prochain », ce qui t’emmène ailleurs. Avant de se traduire en actes, l’amour est un sentiment. Cette émotion violente d’être saisi aux entrailles, c’est de l’amour. Sans cet amour, impossible d’agir pour aider l’autre.

 

Cet amour vient du Christ. Lui seul nous apprendra à aimer. Quand j’accepte d’être aimé par lui, alors je peux à mon tour aimer mon prochain. D’après la première lettre de Jean :

« Et cet amour, ce n’est pas que nous, nous ayons aimé Dieu, mais que lui nous a aimés […] Quant à nous, nous aimons, parce que lui nous a aimés le premier. » (1 Jn 4,10.19).

 

Aimer, c’est vertigineux, ça nous fait perdre nos repères. Je croyais être face à un étranger et il est comme moi. Je croyais donner et c’est moi qui reçois mille fois plus. Je cherchais à aimer, et je découvre que je suis aimé. Je vois maintenant l’autre que je n’avais jamais vraiment vu. J’agis non plus par devoir mais par une émotion du plus profond de mon être. Je voulais sauver l’humanité tragique et c’est le Christ qui me sauve.

 

Quand son amour m’atteint, me touche aux entrailles et fait palpiter mon cœur, quand il me remplit, m’inonde, et déborde, alors aimer devient possible. Alors le monde connaît la paix. Car s’accomplit cette promesse et ce miracle : tu aimeras l’autre comme toi-même, et tu vivras.

 

Amen.

 

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